Avec Lady Chatterley, Pascale Ferran s’attaque à un véritable monument de la littérature anglo-saxonne. Très fidèle à l’œuvre, elle en restitue l’atmosphère et de nombreux détails, en s’attachant toujours à inclure le spectateur dans le trajet émotionnel des personnages. Le présent du film est aussi le présent de la relation, comme nous l’explique la réalisatrice.
Pourquoi avoir adapté cette deuxième version du roman ? Pourquoi était-elle plus pertinente par rapport à votre projet ?
Je pense que je n’aurais pas pensé à adapter la troisième version, celle que Lawrence a considérée comme définitive. Elle est beaucoup plus ample. En particulier, la question de la révolution industrielle, des mines, est beaucoup plus traitée. Quand on lit le livre, on imagine un film beaucoup plus cher, avec énormément de figurants.
Mais surtout, le personnage du garde-chasse est vraiment différent, entre les deux versions. Dans la troisième version, c’est plus un intellectuel, un fils de mineur, un homme assez sauvage, mais qui était quand même lieutenant de l’armée britannique pendant la guerre. Il a un vrai discours politique et il peut presque théoriser la relation qu’il entretient avec Lady Chatterley. Comme si Lawrence, dans la dernière version, décidait de parler vraiment par la bouche de son personnage.
Je trouve que cette version a un peu plus mal vieilli. C’est une splendeur, mais c’est un livre beaucoup plus bavard, comme si les personnages commentaient ce qu’ils étaient en train de vivre. À chaque version, Lawrence rapprochait un peu plus le personnage de l’amant de lui, en en faisant une sorte d’intellectuel. Je trouve la deuxième version plus moderne, d’une certaine façon, parce qu’elle ne commente pas ce qui se passe. Elle est plus recentrée sur ce que je considère comme le centre de feu de l’histoire, qui est la naissance d’un couple, le processus d’amour et de transformation l’un par l’autre.
Vous avez tourné deux versions, une pour le cinéma et une pour la télévision…
Comme il y avait plusieurs versions assez différentes, cela me donnait un espace de liberté pour écrire la mienne. C’est très agréable, car la question de la fidélité à la lettre ne se pose plus du tout. Je me sentais libre de me réapproprier l’histoire comme je voulais. Mais par ailleurs, je suis extrêmement fidèle au livre.
Au départ, c’est pour des questions de production qu’il y avait deux versions. C’est un film qui n’est pas très cher, mais en décors et en costumes et avec un temps de tournage assez long et donc qui coûte quand même de l’argent. Comme je souhaitais que le casting ne soit pas sous contrainte des financements, c’était une bonne idée d’imaginer tout de suite une double version pour avoir des doubles financements.
Au départ, c’est à la version longue que j’ai pensé en premier, c’est-à-dire la version pour la télévision, parce que, à la lecture du livre, j’ai pensé que la durée logique de l’adaptation était plutôt entre trois et quatre heures. Mais il fallait aussi qu’il y ait une version pour le cinéma, parce que j’avais l’impression que c’était au cinéma qu’on verrait le mieux le film, l’évolution des personnages, le partage de l’expérience du spectateur et des personnages.
N’avez-vous pas été effrayée de vous attaquer, avec une équipe française, à ce monument de la littérature anglaise ?
Cela ne m’a posé aucun problème. Le livre est un mythe, en Angleterre. Pour les pays anglo-saxons, c’est l’équivalent de Madame Bovary. N’étant pas anglaise, j’avais plus de liberté. Je ne cherchais pas à être dans une reconstitution historique maniaque de précision. C’est une Angleterre un peu rêvée, d’une certaine façon.
Je ne parle pas anglais, mais même si j’avais été capable de diriger en anglais, cela ne me viendrait pas à l’idée de travailler avec des comédiens dans une langue autre que la mienne. Je cherche à atteindre avec eux une finesse d’interprétation, qu’on ne peut atteindre, je pense, que dans sa langue maternelle. En ce qui me concerne en tout cas.
À travers les différentes versions de Lady Chatterley au cinéma, on se rend compte de l’évolution de la représentation de l’érotisme au cinéma. Comment avez-vous abordé les scènes d’amour du film ?
Dans le roman, elles sont très minutieusement décrites. C’est devenu pour tout le monde un chef-d’œuvre de la littérature érotique, mais je n’ai pas la sensation, en tant que lectrice, que Lawrence cherche à provoquer l’excitation de son lecteur. Cela peut en produire, mais je pense qu’il cherche avant tout à raconter une intimité, qui se développe, entre autres, par des scènes d’amour physique entre les deux personnages. Cela fait complètement partie de leur trajet relationnel. Mais on n’est pas dans la pulsion animale. Il y a autre chose entre eux. C’est ce que je trouve très beau dans le livre. Le corps et l’âme des deux personnages ne font qu’un, tout le temps.
Quand je découvre le livre, j’ai la sensation que, 80 ans plus tard, c’est le bon moment pour que le cinéma puisse adapter assez fidèlement le livre, sans être dans la transgression, que c’est le bon moment pour que le spectateur puisse partager l’expérience de vie que sont en train de vivre les deux personnages.
Par rapport à ces scènes-là, la question de la transgression ne m’intéressait pas du tout. Je trouve que, dès qu’il y a transgression, il y a une forme de voyeurisme qui n’était pas mon propos. J’avais presque envie de l’inverse. J’avais envie qu’on soit tellement dans leur tête que quand, pour finir, ils se déshabillent, on soit juste, comme spectateurs, ravis qu’ils se déshabillent, que le spectateur soit dans une sorte d’élan et de partage de l’expérience.
Avez-vous mis en scène des passages qui n’étaient que suggérés dans le roman ?
Je n’ai pas l’impression d’être allée tellement plus loin que dans le livre, mais la grande différence, c’est qu’entre ce qu’on lit et ce qu’on voit à l’écran, il y a un monde. Pour la scène d’amour sous l’arbre, je me suis vraiment éloignée. Je n’étais pas complètement d’accord avec Lawrence sur le sens de la scène, donc je me suis permis de la modifier.
Le plus important était de faire un film vivant. Avec les comédiens, nous avons beaucoup travaillé pour avoir l’impression qu’on réinventait les scènes en les faisant. Elles étaient décrites dans le livre, redécrites dans le scénario, de mon point de vue et encore plus minutieusement que dans le livre. On a répété pour trouver les gestes les plus exacts possibles et pour enlever de l’inhibition, car ce sont des scènes qui font peur à tourner. Si on n’a pas l’impression de les avoir maîtrisées à l’avance, on ne peut pas se sentir libre sur le plateau. On peut être vite pétrifié par des scènes comme celles-là. Donc, tous les trois, nous avons eu besoin de travailler vraiment en amont pour préciser ce que chacune de ces scènes racontait précisément dans le trajet des personnages, dans l’évolution de leurs rapports, pour que tout cela puisse se déposer en eux et que, sur le plateau, ils soient simplement sur le présent de la situation. L’enjeu central du film était de capter le présent.
Justement, le rapport au temps est très important et variable dans le film…
Le temps du film essaie la plupart du temps de refléter le temps mental de Constance. Une fois qu’elle est vidée de sa substance, qu’elle a l’impression qu’elle s’ennuie, que les jours passent et qu’il ne se passe pas grand chose, le film passe de la même manière. Tout d’un coup, il y a un événement important pour elle, quand elle voit le garde-chasse. Le film s’arrête alors et regarde cela très attentivement, presque en durée réelle. Puis la vie reprend de nouveau. Le film suit le mouvement de Constance et avance par blocs de présent successifs. Quand elle part dans le Sud, tout se précipite. Je trouvais que le film avait besoin à ce moment-là de passer dans une sorte d’accélération, un rythme beaucoup plus rapide, parce que Constance a envie de retrouver Parkin. C’est un moment du film où elle a un sentiment très grand de liberté. Le film lui-même se met alors à être beaucoup plus libre.
Les saisons se succèdent, les paysages changent. Le paysage reflète-t-il selon vous l’état intérieur des personnages ?
J’avais très envie de filmer la nature et ses multiples transformations. Les personnages vivent des événements qui les modifient, qui transforment leur paysage intérieur et, dans le même temps, il se trouve qu’ils sont pris dans un décor du monde qui lui-même n’arrête pas de se transformer. Tout cela ne faisant qu’un avec une sorte d’élan vital permanent. J’aimais bien l’idée que, sur les nombreux trajets de Constance entre sa maison et la cabane, la manière de filmer la scène tente de refléter au plus près son humeur lors de chacune de ces promenades. Il y a beaucoup de trajets, mais ils ne se ressemblent pas beaucoup. La musique, dans ces scènes-là, aidait à la fois à être encore plus dans un état de plaisir contemplatif et à rester avec Constance, dans son humeur intérieure.