Il faut avoir du cran pour adapter une telle œuvre, il faut aussi avoir du cran pour remplacer Danielle Darrieux qui interprétait Lady Chatterley dans l’adaptation de Marc Allégret de 1955. Les paris ont été plus que tenus. Choisissant la deuxième version de l’œuvre de D.H. Lawrence, Lady Chatterley et l’homme des bois, comme support, Pascale Ferran prouve qu’elle n’est pas douée que pour les portraits générationnels de Petits arrangements avec les morts et L’Âge des possibles. Au travers d’une construction en tableaux, et loin d’appauvrir son cinéma d’un immobilisme théâtral, elle parsème son film de l’idée que, sans le mouvement des êtres et des décors, on ne peut retranscrire une émotion.
Des visages pâles et peu de dialogues. Des hommes discutent et une femme regarde. Lord Chatterley est revenu infirme de la Première Guerre mondiale. Comme il le dit lui-même : « Aucun organe vital n’est atteint mais partout la vie est brisée. » Métaphore de la perte de soi, la fêlure qu’il porte est celle de l’impotence. Il ne peut se donner d’héritier et offrir un enfant à sa femme. Cette dernière, muette, écoute les conversations d’hommes, elle est derrière et pourtant on ne voit qu’elle. Dans sa vie méthodique et rangée, elle vogue entre les lessives, ses travaux de couture et un piano qui semble bien carré lui aussi. En somme, si l’on entend, si l’on parle, on ne vit plus dans cette maison. Aucun désir ne dépasse.
Il ne s’agit pas ici de renaissance mais de découverte de la chair, et de désir évidemment. Le premier mouvement perceptible est celui de la nature : Pascale Ferran s’attache à montrer des feuilles qui remuent, des gouttes de pluie qui frappent la terre pour mieux la régénérer. Le montage des images est rapide, il s’oppose à celui des débuts, comme l’extérieur à l’intérieur du point de vue humain comme spatial. Car c’est de l’extérieur, de l’étranger presque que va venir l’apprentissage des sens : plus ou moins entraînée par son mari pour chercher un géniteur, Lady Chatterley en trouve un en la personne du garde-chasse, dont elle remarque tout d’abord la carrure physique. Loin de la simple finalité reproductrice, se noue entre eux une relation d’amour sensuel : elle qui aimerait être désirée et désirable ‑de très belles scènes la montrent se regardant nue dans une psyché- trouve au milieu de la forêt domaniale un être pur, loin du monde et de ses turpitudes orales. L’idée du retour à la nature, du paradis édénique n’est pas nouvelle, mais elle prend ici une dimension supplémentaire : celle du rituel.
Lady Chatterley, en découvrant les plaisirs corporels, prend l’habitude d’aller chaque jour, à la même heure, retrouver celui qui fera d’elle non une femme accomplie mais une femme heureuse. Tout comme la nature environnante, le désir sexuel se ressent par soubresauts. La clé du cabanon où ils se rencontrent puis se retrouvent annonce le début d’une histoire : c’est ensuite l’attente de chacun qui fait progresser l’intrigue. Au début de chaque tableau, Pascale Ferran filme Lady Chatterley traversant les bois vers sa source de vie, puis Parkin, coupant du bois ou construisant une ruche. Il est dans l’action, là où lord Chatterley ne peut plus bouger. Ce n’est que dans ses bras qu’elle vit véritablement, parce qu’elle explore ses propres sensations, mais aussi parce qu’un homme prend le temps de lui en donner, de la toucher, de la voir.
Le rituel, pour Lady Chatterley, est un mode d’appropriation des choses : de bouquets de fleurs en reproduction de la clé du cabanon, elle s’installe dans ce lieu, et s’y construit. Chaque tableau est court, et la caméra observe ses personnages en témoin malin, non en voyeur omniscient. Lady Chatterley par Ferran est en quelque sorte l’anti-Emma Bovary : quand celle-ci cherchait l’amour pour ressembler à un personnage de roman, celle-là le trouve pour elle-même sans perturber sa vie maritale. Elle est presque une féministe avant l’heure, mais une féministe qui préfère le mensonge à l’amplification de la tristesse de son mari. Le désir, aussi ritualisé qu’il soit, est également une force de renversement : si elle lui est supérieure socialement, c’est lui qui domine les échanges sensuels. L’espace naturel est donc aussi celui de l’égalité des êtres. Pascale Ferran filme d’ailleurs en plans larges toutes scènes qui se situent dans la grande maison des Chatterley alors qu’elle préfère le gros plan ou le plan serré pour montrer les belles amours des deux amants. La création d’une intimité ne peut se faire qu’en dehors de la société.
Pascale Ferran avait dirigé la version française du dernier film de Stanley Kubrick, Eyes Wide Shut : il ne s’agit plus dans cette œuvre du désir comme moteur du couple, mais de l’apprentissage du plaisir. Les scènes d’amour, parfois très crues, sont pourtant toujours teintées d’une innocence, quasi documentaire, qu’ont les débutants maladroits mais de plus en plus avides de connaître. On a peut-être perdu entre-temps l’image sulfureuse du roman de Lawrence, écrit contre l’Angleterre puritaine des années 1920, mais on a gardé l’idée de la transgression. Sans sentimentalisme ni froideur, Pascale Ferran filme des corps qui parlent. Lady Chatterley est un film parfaitement maîtrisé, dont l’intrigue et ses ressorts sont simples, qui ne s’interdit cependant pas quelques déambulations au-delà des personnages pour nous montrer la diversité et l’émotion de certains destins.