S. Pierre Yaméogo, réalisateur burkinabé. Sixième long-métrage, troisième sélection officielle à Cannes. Réalisateur de documentaires, Voir avec le cœur (2004), Le Fric frelaté (2002), Ouaga chante Cabrel et Fromages de chèvres au Sahel (1988). Signe particulier : frileux, reçoit dans un bureau inondé de soleil et très chauffé dans le décembre parisien. Autre signe particulier : pose un regard d’une merveilleuse intelligence sur les choses et les êtres qu’il filme. Delwende ne fait pas exception, bien au contraire. Rencontre au siège parisien de sa boîte de production, Les Films du Safran.
Comment vous êtes-vous emparé de l’histoire de Delwende ?
Je connaissais ce « camp de concentration », à Ouagadougou, où sont recueillies les « mangeuses d’âmes », ces femmes chassées de leur village après avoir été accusées de sorcellerie. J’ai proposé le sujet au magazine Envoyé spécial en 2001 ; journaliste, c’était ma première vocation, mais je ne pouvais pas y dire tout ce que je voulais. Pour France 2, j’avais un cahier des charges très précis, et je devais me tenir au format 26 minutes ! Alors j’ai voulu réaliser un long-métrage après le documentaire, pour être libre d’y mettre davantage de choses. C’est en fait la suite logique du fait que le journalisme me frustrait, je ne pouvais pas travailler sous des ordres.
Vous vous sentez réellement plus libre avec l’outil cinématographique ?
La censure existe, c’est vrai, particulièrement en Afrique. Je sais que les producteurs vont vouloir m’imposer leurs choix. Par exemple, pour Delwende, la production européenne voulait que je montre la scène du viol de Pougbila, c’est ce qui marche en Europe, il faut du sexe ! À Cannes, il n’y avait que ça ! Mais il était hors de question que je tourne cette scène, et c’est pour ça que je cherche au maximum à m’autoproduire, grâce à Les Films du Safran, ma boîte de production, qui existe depuis quinze ans.
Vous y parvenez réellement ?
Je fais appel au gouvernement burkinabé, qui me donne des miettes de temps en temps ; il m’aide pour le matériel, pour mettre des techniciens à ma disposition… Mais en Afrique, on ne peut pas faire de film sans financements étrangers ; ce sont essentiellement le ministère des affaires étrangères français, l’agence intergouvernementale de la francophonie, les chaînes de télévision qui m’aident ; pour Delwende, j’ai travaillé en coproduction avec la Suisse, avec une fondation italienne aussi.
Pour la distribution aussi vous rencontrez des difficultés…
Mes deux derniers films (Moi et mon blanc et Silmandé) ne sont pas sortis en Europe, à part dans des festivals. Pour Laafi (1991), j’ai travaillé pour rien car la boîte qui le produisait a déposé le bilan ! Une fois en salle, si le film ne fait pas mille entrées la première semaine, il est retiré des écrans. Heureusement, il y a une deuxième vie avec la sortie DVD…
Vos films revêtent souvent un aspect politique ; Moi et mon blanc évoquait les problèmes d’intégration, Laafi parlait de la corruption généralisée dans les administrations burkinabé, notamment pour obtenir une bourse d’étude pour la France…
Je ne dirais pas « politiques », je dirais socio-éducatifs ; pour moi, le cinéma est le meilleur outil d’information, il permet de révéler la réalité. Mais si je m’emparais d’un sujet directement politique, un film sur Blaise Compaoré par exemple, je n’obtiendrais pas de financement. Je peux faire des allusions à sa politique, quand je montre par exemple que tout le monde a intérêt à avoir sa carte du parti, quand je montre à quel point l’argent a été gaspillé pour organiser les élections, alors qu’on savait d’avance que Compaoré sera réélu ; les gens n’ont pas travaillé pendant six mois ! C’est comme si le multipartisme ne servait à rien, regardez Omar Bongo au Gabon ! Il faut peut-être réfléchir à une autre forme de démocratie en Afrique ; ce sont des sujets que j’évoque en filigrane dans mes films.
Qu’est-ce qui vous a le plus motivé à vous emparer de la caméra pour réaliser Delwende ?
À Ouagadougou, les deux centres existent depuis vingt ans.…Ils sont gérés par la mission catholique ; pour moi, c’était simple, d’un point de vue humain, de revenir filmer dans leur enceinte puisque j’avais déjà fait Envoyé spécial. Et puis le sujet est moins tabou qu’on ne le pense ; les journaux en parlent régulièrement, ils révèlent des cas de meurtres. La pratique des mangeuses d’âmes, ce sont souvent des règlements de compte dissimulés par la coutume, une coutume bien pratique et qui a bon dos… J’ai voulu exposer la situation de ces femmes, et contribuer à ce que ça change.
Qu’avez-vous voulu montrer en premier avec ce sixième long-métrage ?
Je pense que les femmes pourront dorénavant peut-être mieux se défendre. « Delwende », ça signifie « remets-t-en à Dieu », « adosse toi à Dieu » ; c’est comme si on t’avait tué, et il n’y a plus que Dieu pour savoir que tu as été accusé faussement. C’est une coutume totalement absurde !
Le personnage d’Élie, qui écoute les informations à la radio, sait que la réalité est ailleurs…
Oui, il symbolise les opposants en Afrique, qui ne sont pas écoutés. Il est représenté sous les traits d’un fou, mais en fait c’est celui qui détient la vraie parole. On retrouve ce type de personnage dans de nombreux films, comme Sia, le rêve du python, de Dani Kouyaté (2001). Le message est décliné sur un mode décalé, et c’est quelque chose qu’on ne peut pas faire avec le documentaire, plus frontal.
Comment avez-vous choisi le village où vous avez tourné ?
Je rappelle d’abord qu’il est très proche de la capitale, et qu’il est à l’opposé, on dirait que ses habitants n’ont jamais vu la civilisation ! Ils avaient des réticences par rapport à certains projets qu’on leur avait proposés et qui ne s’étaient pas faits. Avec mon équipe, ça a traîné mais on est revenus, donc ils y ont cru ! Ensuite, ça a été difficile d’imposer le sujet, d’autant plus qu’il y avait parmi les villageois un accusateur de « sorcières » ; mais on a réussi à le convaincre, il commençait d’ailleurs déjà à penser que cette coutume devait être abolie… Tous les habitants ont reçu une somme forfaitaire pour chaque maison, pour améliorer leur cadre de vie.
Comment ont-ils réagi à la projection du film, eux qui ne sont pas acteurs professionnels ?
On l’a projeté avec le making-of, et ils étaient vraiment ravis, ils ont très bien réagi. Claire Ilboudo, qui joue le rôle de Pougbila, est danseuse de formation dans la troupe de Blandine Yaméogo, qui joue sa mère dans le film. Elle était merveilleuse à l’écran, avec une façon de bouger captivante.
Vous avez tourné en numérique, c’est l’avenir pour le cinéma en Afrique ?
C’est en tous cas la tendance actuelle, et c’est un peu moins cher. Mais le plus onéreux reste les comédiens, les techniciens, la lumière… La différence avec la pellicule, c’est de l’ordre de 10%, à peine… De toutes façons, l’important dans un film c’est avant tout l’histoire. Sinon, tu vas au Louvre filmer la Joconde et ça fait un film !