En seulement deux longs-métrages (Satin rouge en 2001 puis Les Secrets en 2009), la réalisatrice tunisienne Raja Amari s’est imposée comme l’une des figures de proue du cinéma du Maghreb. À l’occasion de la sortie le 19 mai 2010 de son film Les Secrets, sélectionné au dernier festival de Venise, Raja Amari a répondu à quelques unes de nos questions, notamment sur la genèse de ce projet et sur la place du cinéma en Tunisie.
Votre film Les Secrets parle de trois femmes qui vivent repliées dans une grande maison tunisienne. Quel a été le point de départ du scénario ? Comment avez-vous imaginé cette histoire ? Vous êtes-vous inspirée de personnes connues ?
Lorsque j’ai commencé à écrire le scénario, je suis partie du personnage principal, celui d’Aïcha (interprété par Hafsia Herzi). Je voulais mettre ce personnage au centre d’une quête particulière, comme une quête d’identité. Je ne me suis pas basée sur quelque chose de très précis : ce n’est pas un fait divers et le film n’a aucune dimension autobiographique. Mais il y a des visages, des choses qui m’ont inspirée, mais rien de précis, comme par exemple une famille de femmes que j’avais pour voisines mais qui n’ont finalement aucun lien avec celle des Secrets.
Au moment du tournage, avez-vous modifié le scénario ? Vous êtes-vous laissée influencer par les lieux du tournage ?
Sur mon premier film, j’avais mon scénario et je suis arrivée sur le tournage en voulant le réaliser coûte que coûte mais je voyais bien que, parfois, cela ne fonctionnait pas. Au cours du tournage, j’ai commencé à comprendre qu’il fallait que je m’ouvre aux autres. Pour Les Secrets, je suis donc arrivée avec l’intention de travailler avec mon entourage de manière plus ouverte. Le premier élément qui m’a permis de modifier le scénario, ce fut la maison. J’avais écrit ce projet en imaginant un lieu. Pendant les repérages, j’ai découvert cette maison qui m’a tout de suite frappée parce qu’elle avait déjà une atmosphère, une épaisseur ; elle portait une histoire, elle était un personnage à part entière. J’ai donc retravaillé le scénario en fonction de la géographie des lieux. Avec cet espace inférieur réservé aux domestiques et l’étage supérieur réservé aux maîtres, j’ai pu ainsi traiter de la situation sociale de ces femmes d’une manière peu explicative car le lieu le suggère. La circulation des personnages, la possibilité de s’épier par exemple, tout cela a influé sur la dramaturgie de l’histoire.
Les Secrets est un film très hybride : huis clos, suspense, portrait de femmes, de la femme tunisienne ou de la société. Quel fut pour vous l’élément le plus important et comment avez-vous articulé les autres autour de celui-ci ?
Je suis donc partie d’un personnage en particulier qui s’ouvre au monde et qui est en quête de féminité. Elle devient adulte, elle se libère, s’affranchit. De cette sphère intime, de ce huis-clos fermé, le film s’est progressivement enrichi de tout ce qu’il y avait autour. Mais je ne voulais pas que la question sociale soit trop mise en avant car cela m’aurait limitée dans la mise en scène. Je ne me sens pas proche du cinéma à message. Partir de l’intimité du personnage me permettait d’explorer d’autres voies et de ne pas tomber dans le film explicatif.
Mais peut-on dire que vous avez quand même pensé ce film armée d’une volonté de dire un message politique ou d’affirmer une position féministe en dénonçant par exemple un repli identitaire ?
Ces éléments existent effectivement dans le film mais je ne voulais pas réduire le film à son message. Certains éléments des Secrets sont très clairement symboliques : lorsque Aïcha étouffe sa mère, elle est dans la transgression, elle tue celle-ci pour devenir adulte mais aussi pour contester son autorité. Mais cette portée devait absolument rester cinématographique et le film être une expérience visuelle et sonore. On oscille entre le réel et l’imaginaire, ce qui pose la question du réalisme au cinéma. Pour moi, le film est réaliste dans la mesure où, dans la réalité, on passe souvent de la vie aux divagations. La réalité, c’est donc aussi l’imaginaire et le fantasme.
Dans votre film, on note un travail remarquable sur la lumière et l’utilisation de l’espace. Comment avez-vous collaboré avec votre chef opérateur et votre décorateur pour créer une articulation entre votre volonté de tenir un propos et de faire un véritable film de cinéma ?
Lorsque j’ai trouvé cette maison, le décorateur, le chef opérateur et moi-même avons fait une lecture du scénario dans ces lieux. On essayait de déterminer ce qu’on allait garder et ce qu’on allait transformer pour adapter ce lieu à cette histoire que je voulais raconter. Ce travail a vraiment été fait en amont. Avec le décorateur, on a conservé ce côté délabré, les superpositions de couleurs sur les murs (notamment cette chaux bleue qui caractérise le milieu rural). On a travaillé sur le contraste entre la luminosité de l’étage supérieur et sur le caractère très confiné du bas. Les objets, comme les oiseaux empaillés, donnent des indications sur les personnages. La circulation des personnages dans le décor est également très importante dans la mesure où elle dévoile ce qui est caché, montre ce que certains veulent ou ne veulent pas voir des évolutions de la société. Concernant la lumière, j’ai travaillé avec Renato Berta qui est un très bon chef opérateur. J’ai souhaité collaborer avec lui parce que je voulais donner au film une dimension de conte et que je le savais tout à fait en mesure de proposer une lumière picturale. La description psychologique des personnages passait donc également par un travail sur la lumière.
Le film est sorti en décembre 2009 en Tunisie. Quelles ont été les réactions de la presse et du public ?
Les réactions ont été très mitigées. Certains ont soutenu le film mais une bonne partie du public s’y est violemment opposée pour des raisons de bonne morale. Le film parle d’une manière ouverte du désir, évoque la sexualité, ce qui a beaucoup dérangé. Étonnamment, ce n’est pas la scène de masturbation qui a surtout posé problème mais plus le fait qu’une actrice se montre nue dans la salle de bains. Le moment où l’une des actrices se masturbe a forcément créé un malaise mais il est passé sous silence, comme si le public l’avait occulté, n’ayant pas les mots pour en parler. Les critiques se sont donc portées sur les questions de bonne pudeur.
De votre côté, avez-vous composé en anticipant sur une possible censure ou vous êtes-vous sentie totalement libre de mener le projet comme vous l’entendiez ?
Je me sens complètement libre et je ne pense pas à la censure ni à la perception du film. Sinon, on ne fait rien. Tout peut poser problème. Au niveau du cinéma, il n’y a pas de censure en Tunisie car le public n’est pas celui de la télévision. L’enjeu n’est donc pas le même. Il me semble en tous cas fondamental de ne me poser aucune restriction.
Compte tenu de l’audace de certaines scènes, comment s’est montée la production ?
Le film est une coproduction entre la Suisse et la Tunisie. On a obtenu les financements plus ou moins facilement mais les problèmes ne se portaient pas sur les éléments que nous avons abordés précédemment. J’ai eu le même problème avec mon film Satin rouge pour lequel le scénario avait obtenu très facilement des financements. Mais les réactions ont été très différentes lors de la sortie du film car le pouvoir des images est totalement différent. Pour Les Secrets, la difficulté a plus été de trouver des actrices capables de s’investir dans un projet comme celui-ci.
Parmi les actrices, seule seule Hafsia Herzi est connue en France et les autres sont tunisiennes. Comment ont-elles appréhender leur rôle ? Étaient-elles conscientes de la portée du film ?
Il est vrai que ce n’était pas évident d’assumer ces rôles-là. Lorsque j’ai procédé au casting, j’ai rencontré beaucoup de comédiennes mais il m’a semblé toujours très important de discuter avec elles des scènes que le film comporterait. Le choix des actrices s’est donc fait aussi en fonction de leur engagement, de leur capacité à jouer et à défendre les rôles que je leur confiais. Et cela s’est vérifié pendant toute la polémique qui a suivi la sortie du film en Tunisie.
La Tunisie compte aujourd’hui une petite dizaine de salles dans tous les pays (dont la plupart à Tunis), les cinéastes tunisiens sont très rares mais il y a pourtant un vrai désir de cinéma puisque l’on dénombre, rien que dans la capitale, deux ou trois écoles de cinéma. Comment expliquez-vous que le pays en soit arrivé à ce paradoxe ?
C’est une contradiction très frappante. Chez les jeunes, il y a un vrai désir de cinéma. Beaucoup de courts-métrages sont réalisés chaque année mais l’espace des salles est très restreint. Chaque année, une salle ferme et celles qui existent de sont pas toujours dans un très bon état. La situation est parfois encore plus dramatique dans certains pays africains. Les Secrets est sorti là-bas dans trois salles, à Tunis essentiellement, et cela ne représente pas un marché pour un film, en dépit du soutien du ministère de la culture. Ce n’est pas viable sur le long terme s’il n’y a pas de diffusion à l’étranger. La plupart des réalisateurs se battent pour rénover les salles. Certains cinémas fonctionnent bien comme l’Africa. Mais en dépit de tout, l’intérêt pour le cinéma persiste : il y a le festival de Carthage, des cinés-clubs. Je fais moi-même partie d’une association qui se bat pour que des rétrospectives soient montées.
Quels sont les cinéastes qui vous ont donné envie de passer à la réalisation et qui restent des références pour vous ?
Lorsque j’étais étudiante, je me souviens avoir été marquée par une rétrospective consacrée à Pasolini. J’ai ensuite beaucoup lu sur lui, sur ses œuvres. J’étais fascinée mais cela m’a décomplexée dans mon envie de faire des films car sa perception du cinéma n’était pas celle d’un art isolé du reste (comme de la littérature par exemple) mais plutôt un art capable de fédérer. Moi qui avais fait des études de littératures, cela a facilité mon accès au cinéma. Par la suite, je suis venue à Paris pour faire la Fémis en section scénario et j’y ai rencontré des personnes comme Gérard Brach ou encore Jacques Audiard. Cela m’a d’abord donné envie d’écrire des scénarios puis de passer ensuite à la réalisation.
Satin rouge et Les Secrets sont des films axés sur des personnages féminins. Avez-vous envie pour la suite de vous intéresser aux personnages masculins ?
Ce n’est pas une position que j’ai d’emblée de faire des films sur les femmes. Ce sont les personnages qui me mènent à une histoire, un parcours, un univers cinématographique. Après, je me sens plus proche des personnages féminins mais je n’exclus pas de traiter des personnages masculins. Mais les hommes sont très présents dans mes films par leur absence. Le petit ami et le père absent planent sur Les Secrets et sont vraiment pris en compte dans l’histoire. Peut-être que pour la suite, ils seront davantage matérialisés physiquement.