À l’occasion de la sortie de L’Enfant-Cheval, nous avons rencontré à Paris Samira Makhmalbaf. Cinéaste précoce (elle réalise son premier long métrage La Pomme à seulement 17 ans), elle nous parle de son nouveau film, de sa vision du cinéma, ainsi que de sa conviction dans la possibilité qu‘a cet art à réveiller les consciences, le tout avec une force charismatique et une détermination impressionnantes.
C’est votre père qui a écrit le scénario de L’Enfant-Cheval, et c’est lui qui a décidé de vous le confier. À votre avis, pourquoi a‑t-il senti que c’était à vous de réaliser ce film, que vous aviez la possibilité de vous imprégner du scénario et de le mettre en images ? Au-delà, quelle relation avez-vous avec votre père, dans le travail et en général ?
En fait, je ne me suis jamais posé la question comme ça, je ne lui ai jamais posé la question comme ça. Je le remercie beaucoup d’avoir pensé à moi pour réaliser ce film, mais sur le coup je me sentais très mal. J’avais l’impression qu’on m’avait enfermée dans une boite, je n’arrivais pas vraiment à m’imprégner du scénario, c’était un vrai travail pour y parvenir. Si lui m’en sentait capable, moi pas. Lire ce film m’a fait l’effet d’un cauchemar, c’est une vision de cauchemar que je sentais plus vraie que la réalité. Ça m’a procuré la même sensation que celle qu’a le spectateur aujourd’hui, qui peut être choqué et veut fermer les yeux. Quand j’ai lu le scénario, je ne voulais pas voir. J’étais tellement mal que mon père en est venu à me dire de laisser tomber. Mais il y avait quelque chose qui me poussait à dépasser ça, parce que je sentais qu’il y avait dans ce scénario quelque chose de réel et que je devais me confronter à ça. Donc après avoir voulu fermer les yeux, il y a eu un deuxième moment, où je me suis dis qu’il fallait regarder autour de moi, que dans la vie il y a pleins de chevaux et de gens qui tournent autour, et qu’il faut peut-être se confronter à ça, le regarder. Mais je trouvais ça tellement bien exprimé dans le scénario que je ne savais pas si j’aurais la force d’arriver à l’exprimer en images. Après, l’autre mouvement a été de me dire qu’il fallait que j’y parvienne. Quant au rapport entre mon père et moi, lui-même a écrit un texte là dessus où il disait quelque chose de très juste, à savoir que sa relation avec moi a quatre parties : la relation d’un père à sa fille, celle du maître à l’élève, la relation de collègues (qu’il soit mon scénariste ou mon monteur), et la relation d’amitié, qui pour moi est la plus importante.
Votre père intervient-il pendant le tournage ? Si oui, à quel degré ? Quelle marge de liberté gardez-vous ?
Son intervention est celle qu’a le scénariste du film, mais c’est bien moi qui réalise. En tant que monteur du film, il reste assez démocrate car il m’écoute, c’est mon regard qui prime.
Quelle a été votre façon de travailler pendant le tournage ? Quelle place laissez- vous au réel ? Vous avez beaucoup répété en amont avec les enfants : quelle relation avez-vous eue avec eux ?
Bien sûr, la réalité et le travail se mélangent ; la frontière est poreuse. J’ai l’habitude de travailler avec des acteurs non professionnels, mais c’est à chaque fois différent. C’est comme quand on tombe amoureux, c’est à chaque fois une nouvelle histoire. C’est un travail très difficile, et ça n’est pas quelque chose qu’on apprend à l’école, c’est quelque chose qu’on apprend dans l’expérience, à chaque fois. Déjà il y a le scénario, qui forcément est inspiré de la réalité. Ensuite, je tente de trouver des personnes qui dégagent dans leur âme quelque chose que je sens dans le scénario. Après, il y a la réalité de ce que les personnes sont, et qu’il faut mêler à ce que le scénario projette. Quand ces deux parties s’entremêlent, ça donne naissance à quelque chose de nouveau, et c’est cette naissance là qui est pour moi le but à atteindre. Les personnages du film ont rajouté leurs dialogues à ceux du scénario. Le scénario doit être enrichi par les comédiens.
Avez-vous modifié des éléments du scénario pendant le tournage ?
Non, pas la structure et la trame générale. Mais si d’autres acteurs avaient joué dans le film, il serait forcément différent. Ce scénario pour moi était tellement puissant et fort que j’essayais de lui ressembler. Pendant le tournage, on vivait tous ensemble, j’essayais de puiser des choses dans la réalité de nos rapports : des moments de cruauté, de violence, d’amour fou… et j’essayais de les réinjecter dans le film.
Est-ce que le genre documentaire vous intéresse ?
Le but de ce film est de prendre une histoire surréaliste mais de l’approcher de la réalité, de donner l’impression de voir quelque chose de plus réel que le réel. Bien sûr, tout est pensé à l’avance : par exemple lorsque l’enfant-cheval est dans l’étable à l’école et qu’il voit naître le poulain, c’est un peu le cheval qu’il est en train de devenir, mais tout ça est très calculé et mis en scène. C’est la même chose pour la course des chevaux. Pour moi dans le cinéma la partie la plus difficile est de confronter son imaginaire à la réalité. Tous les esprits des gens qui participent au film sont présents dans le film et dans sa structure, c’est un ensemble qui vit à l’intérieur du film.
Dans L’Enfant-Cheval, il y a un travail singulier sur le son et le montage qui casse l’approche familière de la fiction. Avez-vous l’impression d’atteindre quelque chose de plus profond de cette façon ?
Je n’arrive pas à savoir si j’arrive mieux à atteindre quelque chose de plus profond. C’est plutôt une histoire de goût, celui de voir quelle influence ce film a sur la personne qui le regarde. Pour moi c’est la forme qui ressemble le mieux au scénario et à ce que je ressentais. Parce que lorsqu’on est dans la lecture du scénario, on a l’impression que l’histoire qui est en train de se développer est bien réelle, mais avec du recul on se rend compte que c’est bizarre, étrange : quelqu’un est en train de devenir un cheval. Mais quand on se rapproche de nouveau, ce processus semble naturel. Il y avait une magie dans ce scénario qui n’était pas simplement l’histoire de deux enfants en Afghanistan. C’est une histoire plus universelle. Cela peut représenter l’histoire d’un peuple et de sa domination, ou le rapport entre deux personnes. La magie de cette histoire réside dans la manipulation mentale d’une personne jusqu’à ce qu’elle se transforme en cheval, et cela ne se fait pas de la main d’un chirurgien mais par des petites choses de la vie, comme un jeu d’enfant.
Comment avez-vous travaillé précisément avec les enfants ? Et quelle relation avez-vous voulu créer entre eux hors tournage, pour en arriver à la situation dans le film ? L’instauration d’une forme de cruauté durant le tournage a‑t-elle été nécessaire ?
En fait cela s’est fait naturellement. À partir du moment où on fait les repérages, jusqu’au moment où l’équipe vient, il y a un long moment de cohabitation avec les acteurs. On vit ensemble. J’ai pour eux une relation d’amour, mais en même temps j’observe avec une grande attention ce qui se passe entre les gens. Il se passe toujours quelque-chose et il suffit juste d’observer. Avec les enfants c’est pareil, il y avait autant des rapports d’amitié, d’affection que des disputes ou de la colère. Par exemple, la scène de dispute entre eux existait en parallèle du tournage. Durant ce dernier, l’un des deux est venu se plaindre, critiquant le fait que l’autre mangeait trop et devenait lourd à porter. J’ai alors essayé de garder cette colère, pour qu’elle ressorte au moment du tournage. Mon rôle à ce moment consiste à extraire de cette dispute entre deux enfants quelque chose qui soit de l’ordre de l’universel, en étant derrière, en rajoutant des dialogues. Je suis même parfois derrière le dos de l’acteur, lui soufflant des répliques afin qu’il réponde. Une dispute entre deux enfants doit être plus qu’une simple dispute, mais représenter la discorde en général, et même les guerres.
Est-ce que vous estimez aujourd’hui que vous avez une éthique en tant que cinéaste ? Et comment la définiriez-vous ?
C’est la première chose que je sens. Justement, le monde dans lequel nous vivons est plein de souffrance, et la première chose qui me préoccupe réside dans les rapports humains, dans le conditionnement, dans le regard que nous portons sur les choses. Le cinéma peut modifier la manière de voir, et permet d’effectuer un acte responsable visant à changer le regard. Le cinéma que je fais est un cinéma difficile. C’est pourquoi il est nécessaire qu’il y ait derrière une forme d’amour. C’est parce qu’on m’a interdit de tourner le film en Iran que je l’ai fait en Afghanistan. Mon père, lui, ne vit plus en Iran, car ses films essayent de porter un certain type de regard sur les choses. Sur ce film, lors du quarantième jour de tournage, une bombe a été lancée sur l’équipe. Chaque jour je me demandais ce que je faisais là.
Le film va-t-il sortir en Iran ?
Vu que l’autorisation de faire le film n’avait pas été accordée, le diffusion ne se fera évidemment pas. Le film ne sera pas projeté en salles, mais des copies DVD circuleront sous le manteau.
Quelles ont été les premières réactions face au film ?
Beaucoup de gens ont trouvé cela trop violent et dur, tout en admettant qu’il s’agissait de la réalité. D’autres ont trouvé cela dur mais n’ont pas accepté ce qu’il voyait. Et enfin certains sont restés aveugles face à ce qui leur était montré. Mais c’est comme un miroir que vous tendez à quelqu’un et qui révèle ses mauvais côtés : on préfère briser le miroir plutôt que de voir ce que l’on est. Car dans la vie de tous les jours existe toujours un rapport « dominant-dominé » qu’il faut accepter de voir, et ce en vue de faire évoluer cet état, de le changer.