Nulle trace de l’innocence de l’enfance, si ce n’est la pureté des visages des jeunes protagonistes, dans le nouveau film de Samira Makhmalbaf. À 17 ans, la réalisatrice iranienne réalisait son premier long-métrage : La Pomme. Femme cinéaste précoce, elle montait les marches de Cannes en 1998, puis recevait en 2000 le prix du Jury pour Le Tableau noir. Versée en cinéma, et pas encore trentenaire, elle met en scène le scénario de L’Enfant-Cheval écrit par son père Mohsen Makhmalbaf, cinéaste de la nouvelle vague iranienne, aujourd’hui exilé. Elle raconte que sa lecture de l’histoire l’a bouleversée et a atermoyé le tournage du film. Malgré ses doutes et l’interdiction du gouvernement de tourner en Iran, le film existera. C’est en Afghanistan, que Samira Makhmalbaf matérialisera sa vision cauchemardesque de cette fable kafkaïenne en puisant dans les moyens inhérents au 7e art avec argutie.
On se souvient que dans ses précédents films, la transmission du savoir était une thématique centrale, et sa jeune sœur Hana avait pris le relais l’an passé en réalisant Le Cahier. De la même façon que ce dernier, L’Enfant-Cheval n’est ni un film pour enfant, ni un film sur l’enfance. Samira Makhmalbaf traite de la représentation du processus d’animalisation d’un petit garçon par un autre enfant.
Le postulat de départ associe poésie et réalité crue. À l’enfant qui a apparemment tout : l’argent, la nourriture et l’éducation ; il manque les jambes. Un appel d’offre est lancé dans le village, où de nombreux gamins des rues espèrent être choisis comme monture à deux pattes pour l’accompagner à l’école. Après quelques essais, le plus vaillant et le plus robuste s’avère être un petit garçon handicapé mental. Les deux infirmes débutent alors une relation utilitariste : l’objectif de l’enfant-cheval est l’argent, sa soumission est la conséquence de son obstination à vouloir obtenir un salaire. Quant à l’enfant mutilé, il élabore les plans les plus vicieux pour manipuler son nouveau moyen de locomotion jusqu’à désirer le transformer en animal symbole de la guerre, du transport, et du commerce : le cheval.
Dans un premier lieu, la complémentarité des deux handicaps est une piste séduisante pour le spectateur qui, peu familiarisé à la représentation de l’infirmité, imaginera une issue utopique et délicate dans laquelle les deux compagnons pourraient bien devenir bons amis. Cependant, le film prend d’autres chemins. Les indices « naturalistes » (la véracité des acteurs non professionnels, la primeur de la représentation de l’Afghanistan) ne sont que fausses pistes et illusions. L’Enfant-Cheval est une pure fiction… Et d’ailleurs le scénario ne s’embarrasse pas de règles contextuelles : de quoi vit l’enfant-cheval avant qu’il ne se fasse embaucher comme monture ? Peu importe car le film a une vocation universelle. C’est dans sa concentration symbolique qu’elle se trouve. Car c’est l’adulte qu’il faut lire dans le comportement des enfants. Pouvons-nous pour autant parler de sublimation ? Le terme semble inadéquat tant l’être humain y est peint négativement, le film préfère la noirceur d’un monde au charme initial annoncé par la fable. L’effet miroir est sans concession, mais il est aussi désenchanté. Cela commençait comme un rêve, c’était pourtant un cauchemar.
Certes, L’Enfant-Cheval trouve une forme originale grâce notamment au son et au montage. Le traitement sonore est inventif : rares sont les films qui assimilent les pouvoirs émotionnels du son avec autant de subtilité. Un gros plan sonore sur des sabots au galop, ou sur une respiration, tendent à transformer la perception que nous avons de l’image. Le montage fait preuve d’audace en osant la répétition de photogrammes à différents moments du film. Cette sagacité fait de L’Enfant-Cheval une indiscutable œuvre de cinéma.
En déroulant le récit cruel jusqu’à plus soif, la cinéaste affirme son point de vue avec force. Elle le serine même, car le film, trop long, s’épuise jusqu’à éreinter le spectateur résistant et réceptif qui aura accepté de suivre sa course. Tout l’enjeu de L’Enfant-Cheval réside dans sa réception : le spectateur acceptera-t-il ce qu’il a vu ? Peut-être qu’il le rejettera car quelque chose l’empêchera de ne voir en L’Enfant-Cheval qu’un film de fiction. Face aux scènes de tortures, il se questionnera sur la réalité de ce qui se joue sous ses yeux. La souffrance concrète de cet enfant des rues, qui n’est pas un acteur professionnel, et à qui on demande pourtant un jeu si physique, tout en utilisant parallèlement son handicap pour ce qu’il a d’authentique. En effet, l’enfant sans jambe pèse 25kg et le tournage a duré deux mois, l’enfant-cheval a été entraîné à la course on a ajouté des kilos de sable sur son dos au fil des jours pour arriver au résultat souhaité… Cette confusion égarera peut-être le spectateur qui s’interrogera : en direction de quoi galope le film ? Quel sens donner aux détours de la forme, pour aborder l’imminence du fond : la misère humaine ? À quoi sert le symbolique s’il n’est pas lié expressément au social ?