Il est difficile de juger de la valeur « écologique » d’un film, tant les critères sont multiples (son mode de production, la représentation du monde qu’il véhicule, son point de vue sur la nature, etc.) et les contradictions nombreuses, à commencer par celle, consubstantielle à toute œuvre, de la nature polluante de l’industrie cinématographique. Certains films se donnent cependant pour objectif de figurer l’humain comme un être vivant parmi d’autres, en prise avec un environnement qui n’est nullement façonné à son image, mais repose plutôt sur un principe de communication et d’interaction entre les espèces qui le composent. L’engagement écologique de ces films relève avant tout d’un regard, et constitue dès lors un enjeu à proprement parler esthétique. Cet ensemble d’entretiens entend repérer des gestes formels, proposés par des cinéastes en activité, qui contribuent à émanciper le cinéma d’une vision anthropocentrée.
Pour explorer cette question, nous avons d’abord souhaité nous entretenir avec Teresa Castro, enseignante-chercheuse, dont les travaux récents portent sur les liens entre cinéma et animisme, les formes de vie végétales dans la culture visuelle et les histoires environnementales de la photographie et du cinéma.
Selon vous, le cinéma s’empare-t-il de plus en plus, dans ses modes de production, ses choix de représentation et ses récits, de l’enjeu de la crise climatique et des questions écologiques qui lui sont liées ?
Le cinéma a toujours été travaillé par des questions à la fois strictement environnementales et écologiques. Les premières concernent la matérialité du cinéma, le fait que l’industrie photocinématographique est une industrie chimique très polluante, énergivore, indissociable de la consommation de ressources et de phénomènes d’extractivisme. Nous avons ensuite les questions écologiques au sens politique et culturel du terme : l’environnementalisme, le rapport des sociétés à leur environnement, les enjeux de représentation de la nature, de l’autre-qu’humain, etc.
Dès les années 1920 – 1930, on trouve des films qui documentent explicitement les processus de l’Anthropocène, ou qui se demandent comment représenter le vivant. Il y a toujours eu, en quelque sorte, une ambition du cinéma de « réanimer la nature ». En particulier dans le cinéma d’animation : c’est par exemple l’horizon premier des films Disney. S’il y a une nouveauté aujourd’hui, elle concerne surtout nos sensibilités et notre ouverture à ce type de réflexions.
Cela dit, à partir des années 2000, un sentiment fait son apparition au cinéma : l’éco-anxiété, ou encore ce qu’on appelle la « solastalgie », c’est-à-dire les angoisses suscitées par l’urgence ou la crise environnementale, le sentiment de deuil vis-à-vis d’une nature non abîmée, qu’on n’a jamais connue et qu’on ne connaîtra jamais. On pourrait faire remonter le phénomène aux années 1970 voire 1960, mais je crois qu’il prend particulièrement forme ces derniers temps, à travers des films sondant les émotions liées à cette prise de conscience, comme Take Shelter, où le personnage, plus ou moins schizophrène, est clairement habité par une forme d’éco-anxiété.
L’écologie peut prendre différentes formes selon les genres de cinéma. Le cinéma expérimental, par son exploration sensible du monde, vous paraît-il plus à même de faire tomber nos œillères anthropocentrées que le cinéma de fiction ?
Parce qu’il « expérimente » avec les formes et les formats, le champ de possibilités du cinéma expérimental est effectivement très large. De fait, il s’est souvent intéressé à la nature, aux vivants, à l’exploration d’autres points de vue. Il s’est même intéressé au développement de la pellicule avec des émulsions végétales, etc. Ce champ étant moins codifié par les normes du cinéma narratif et du cinéma dominant, il s’est autorisé très tôt des choses que le cinéma de fiction explore plus progressivement.
Je ne vois pas pour autant une opposition entre fiction et écologie. Le problème concerne plutôt les normes du cinéma dominant, lequel est totalement focalisé sur l’humain. Rien que les échelles des plans sont pensées par rapport aux dimensions de l’humain. Certes, la nature a toujours été présente, mais le plus souvent comme un décor. Ce qui empêche le cinéma de fiction d’amener cette nature au premier plan, d’en faire un véritable personnage, ce sont ces normes. Mais les questions écologiques sont historiquement très présentes dans la fiction, si l’on pense également à la littérature, à la science-fiction, à tout ce qui concerne l’anticipation et la spéculation. Par ailleurs, la gamme d’expression de la sensibilité écologique est très variée et peut se manifester de différentes façons. Cela peut passer par le son, le montage, le choix de cadrage… On peut faire en sorte que la nature ou les êtres vivants viennent au premier plan, acquièrent une consistance, une vraie présence dans le film. Le cinéma a plein d’outils à sa disposition.
Il n’en demeure pas moins que les œuvres de fiction les plus susceptibles d’être analysées par le prisme de l’écologie relèvent peut-être d’une forme de « cinéma de la lenteur », du plan long, qui se détache d’une dramaturgie plus traditionnelle. De fait, prendre connaissance d’un environnement nécessite du temps, un regard, une écoute qui peuvent être incompatibles avec les impératifs d’un récit mené tambour battant. N’y aurait-il pas une contradiction de principe à s’emparer de la fiction pour porter un regard écologique sur le monde ?
Le cinéma de « la lenteur », du « plan long » se prête bien à ce dont on parle en ce qu’il produit de « l’attention ». L’attention ne relève pas juste de la perception : c’est la capacité de remarquer une chose que nous avons appris à ne pas voir ou à ignorer. Mais c’est aussi une invitation à se préoccuper, à prendre soin de ce qu’on voit désormais. L’attention peut faire l’objet d’une éducation et ce cinéma de la lenteur nous y convie parfois. Pour autant, cela n’implique pas nécessairement de rupture narrative. Chez Apichatpong Weerasethakul, par exemple, la lenteur et l’attention qui en découle font partie du récit. Son approche est très sensualiste : au-delà de la lenteur ou de la durée des plans, les caméras viennent comme caresser ce qu’elles filment. Ce n’est pas un rapport optique, mais bel et bien tactile. Je ne vois pas forcément une opposition entre ce sensualisme des images et la part de fiction du film. Même si on se dit que la fiction, c’est l’histoire qu’on raconte, ce sensualisme y participe, n’est-ce pas ? Il peut faire que certains éléments vivants deviennent des personnages de la fiction.
Vous convoquez la notion d’animisme pour décrire de tels phénomènes, notamment dans un ouvrage que vous avez codirigé, Puissance du végétal et cinéma animiste. En quoi cette notion vous paraît-elle être « le marqueur d’une nouvelle modernité », comme il est dit dans l’introduction de ce livre ?
Dans les premières décennies du XXe siècle, une série de critiques et de cinéastes décrivent les images cinématographiques comme ayant des pouvoirs « animistes ». C’est-à-dire que le cinéma est capable d’animer la nature, les objets, de créer de la vie là où l’on ne soupçonne pas qu’elle existe. Mais l’animisme est aussi lié aux spectateurs, car dans les années 1920 – 1930, il est courant de suggérer que ces derniers sont devant les écrans cinématographiques comme des enfants ou comme des « sauvages », c’est-à-dire dans un rapport empathique aux images, en contradiction avec leurs repères rationalistes.
Revenir sur cette association entre cinéma et animisme permet de rappeler, et c’est paradoxal, que le cinéma est le produit de la modernité scientifique et technologique, et qu’en même temps les images qu’il produit ont des effets animistes ou magiques. Cette capacité à révéler ou à créer des vies a toujours bouleversé les spectateurs. En remontant le fil de cette histoire, il ne s’agit pas de suggérer qu’une « ontologie animiste », au sens qu’entend l’anthropologue Philippe Descola, s’est développée grâce au cinéma. Mais il est intéressant de rappeler que selon Descola, les ontologies (ou façons de composer le monde) peuvent se mélanger. À notre époque où il est question de revenir sur le traditionnel partage nature/culture, nous sommes de plus en plus confrontés à des hybridations. Les débats sur l’IA nous obligent ainsi à nous poser des questions sur l’intelligence (ou la création) qui nous sortent de nos cadres de pensée habituels. Parler « d’intelligence artificielle », c’est déjà renoncer à l’opposition stricte entre nature et culture.
Donc, pour revenir à l’animisme du cinéma : il peut être un levier pour repenser notre relation au monde. Car le cinéma a, effectivement, des pouvoirs que l’on peut qualifier d’« animistes ». Certains films les explorent très bien, nous faisant adhérer à cette animation du monde. La position et la participation spectatorielles sont très importantes ici.
Sortir des sentiers battus
Quels écueils scénaristiques et formels le cinéma doit-il selon vous dépasser pour s’ouvrir à la pensée écologique ?
On parle aujourd’hui beaucoup de la nécessité de renouveler les imaginaires et les récits. C’est devenu un mot d’ordre, mais qui n’est pas toujours très réfléchi. Pour vous donner un exemple : est-ce qu’il suffit d’intégrer, dans la série Plus belle la vie, un personnage qui trie ses déchets et fait du recyclage ? Cela est peut-être symboliquement important, mais les imaginaires ne se renouvellent pas comme ça. Prenons un autre exemple bien connu qui concerne le champ écologique : le film catastrophe. C’est un modèle qui ne fait, généralement, que proposer un héros, souvent un homme blanc, qui réussit soit à sauver miraculeusement le monde, soit à préserver l’unité familiale. En somme, il s’agit toujours de mettre en avant la capacité démiurgique de l’humain. Par ailleurs, la notion même de catastrophe est à interroger, puisqu’elle renvoie à un événement brutal qui bouleverse le cours des choses. Mais en ce qui concerne la crise écologique, la catastrophe est déjà en cours. La « fin du monde » — au moins, la fin d’un monde – se déroule déjà sous nos yeux.
Il faudrait d’ailleurs intégrer l’idée que tout un ensemble de « mondes » sont déjà finis, comme ceux des peuples autochtones en Amazonie et ailleurs, qui ne cessent de finir depuis la découverte du « Nouveau Monde ». Donc qu’est-ce que cela veut dire, « fin du monde » ? Comment surmonter cette notion et son imaginaire très codifié ? La réponse à ces questions est compliquée. Elle ne peut pas être théorique, mais doit être pratique : il n’y a qu’au travers d’un film, d’une photographie, d’un roman ou d’un texte qu’on peut répondre, en inventant les formes nécessaires. Le cinéma écologique n’a pas de mode d’emploi.
Mais précisément, on enseigne dans les manuels et les écoles une façon d’écrire des histoires, qu’il convient de centrer autour d’un personnage ayant un objectif, surmontant des obstacles (pour schématiser). L’idée qu’il faut identifier le spectateur à un point de vue, le plus souvent celui du personnage principal, est très ancrée. Ne faudrait-il pas repenser ces « modes d’emploi » du scénario ?
Je suis tout à fait d’accord, ce sont des choses à développer, notamment du côté des écoles de cinéma. Il faudrait ne serait-ce que demander à des étudiants en scénario d’imaginer des histoires environnementales, c’est-à-dire où l’environnement, la nature, est aussi un moteur du récit. C’est une partie importante du problème, même si ce n’est pas la seule : comment « désanthropocentrer » les récits, c’est-à-dire raconter des histoires où les humains sont toujours présents, sans pour autant tout dominer ? Comment raconter leurs affinités, répulsions et enchevêtrements avec l’environnement et la nature ?
Y‑a-t-il un film récent qui vous semble y être parvenu ?
J’ai beaucoup aimé Le Règne animal. Certes, c’est un film sur la relation père-fils et les transformations de l’adolescence, mais il me semble se saisir de la question des enchevêtrements et de notre interdépendance. Nous sommes tous interdépendants : des autres humains, des animaux, du vivant et de l’environnement. La crise écologique est une prise de conscience de notre vulnérabilité partagée : la disparition des abeilles est aussi une menace pour les humains, un aperçu de notre propre disparition. Il me semble que le film nous dit quelque chose de cette transformation de l’humain déjà en cours, d’un humain qui est tellement affecté par la « nature » qu’il devient un autre type d’humain, un humain-animal. Le film acte en quelque sorte l’avènement d’un nouvel humanisme avec toutes ses difficultés, ses angoisses et ses peurs. Car il y a ceux et celles qui acceptent les transformations, et ceux et celles qui les refusent.
Les films qui entendent prendre la défense de l’environnement se voient parfois reprochés d’offrir une vision de la nature trop unifiée, sacralisée, visant un certain plaisir esthétique du spectateur et le maintenant ainsi en dehors, voire au-dessus, de l’idée de nature. Comment dépasser ce rapport de contemplation béate ?
Cette vision sacralisante a toujours été présente. Elle a cadré le genre du western, par exemple, elle a même fondé la construction de la nation états-unienne. Le paysage livré à la seule contemplation est une histoire ancienne que le cinéma a souvent reconduite. Effectivement, de nombreux films avec des agendas écologiques se complaisent dans un regard qui semble réduire la nature à un objet de jouissance esthétique. À ce propos, il faut rappeler que derrière le mot « paysage » se profilent potentiellement différentes conceptions de la nature : la nature sauvage, où les humains n’ont pas leur place, n’est par exemple pas la nature pastorale. Toutes les deux ont fait le bonheur des peintres et des cinéastes. Il me semble que pour aller au-delà de la « contemplation béate », il faut interroger ces différentes conceptions de la nature, questionner l’idéologie de la nature vierge ou sauvage, ou à l’inverse l’idée que la nature est simplement le cadre de vie de l’humain. Nature et humain se façonnent mutuellement.
Je pense que la réponse pour dépasser une posture contemplative réside dans la conscience de cet enchevêtrement. L’émotion esthétique n’est pas nécessairement mauvaise : si un film parvient à créer une forme de réenchantement devant la nature, ou encore à transmettre le sentiment d’interdépendance et de vulnérabilité partagée, cela me semble intéressant.
Les films qui entreprennent de rendre la nature « désirable » pour le spectateur sont souvent animés d’une volonté louable de sensibiliser et mobiliser. Une œuvre est-elle légitime d’être contradictoire entre sa critique du système capitaliste écocidaire et sa propre nature d’objet capitaliste à destination d’une large audience, comme c’est exemplairement le cas de Don’t Look Up ? Ce film me semble intéressant car il se prend lui-même en exemple de ce qu’il dénonce : il soutient qu’il faut se vendre d’un point de vue capitaliste, se convertir en un produit marchand pour devenir un levier de mobilisation de masse. Dans le film, c’est après un concert d’Ariana Grande que la population mondiale se met à croire à l’approche de la fin du monde. De fait, après sa sortie, « look up » est devenu un slogan clamé dans les manifestations pour le climat. En ce sens, c’est peut-être le seul film qui pose pertinemment la question de la stratégie que doit adopter le cinéma pour alerter sur le climat.
C’est un film très lucide sur ce point et qui vient toucher à cette contradiction au cœur des débats sur l’écologie, à savoir que la crise écologique a été propulsée par le système capitaliste ainsi que des modes de vie dont on n’est par ailleurs pas près de se débarrasser. Si écologie et capitalisme sont incompatibles, que faut-il faire ? Inventer un nouveau capitalisme ? Sortir du capitalisme ? Ralentir ? Décroître ?
Don’t Look Up est traversé par ces contradictions. C’est un film sur la difficulté de la parole scientifique à s’imposer dans un paysage médiatique totalement miné (alors qu’ironiquement, il a suscité des commentaires scientifiques à sa sortie !), mais aussi sur notre échec collectif, notre incapacité politique à réagir aux défis de la crise environnementale.
À vrai dire, je crois que tout film est contradictoire, en prise avec l’hyper-complexité de notre situation, du fait qu’on est jusqu’au cou dans le capitalisme écocidaire. Par ailleurs, il ne faut pas avoir la naïveté de penser que le cinéma pourrait à lui seul sauver le monde de la crise écologique. Je suis totalement convaincue du rôle que le cinéma et plus largement les images et les récits ont à jouer, mais le cœur de la lutte est ailleurs. Si j’en suis venue à travailler sur les histoires environnementales de la photographie et du cinéma, à examiner comment photographie et cinéma sont indissociables de l’extraction, de l’industrie chimique, de la contamination, etc., c’est pour éviter de rester focalisée sur les seuls enjeux de la représentation et de la fabrique des imaginaires.