Il est difficile de juger de la valeur « écologique » d’un film, tant les critères sont multiples (son mode de production, la représentation du monde qu’il véhicule, son point de vue sur la nature, etc.) et les contradictions nombreuses, à commencer par celle, consubstantielle à toute œuvre, de la nature polluante de l’industrie cinématographique. Certains films se donnent cependant pour objectif de figurer l’humain comme un être vivant parmi d’autres, en prise avec un environnement qui n’est nullement façonné à son image, mais repose plutôt sur un principe de communication et d’interaction entre les espèces qui le composent. L’engagement écologique de ces films relève avant tout d’un regard, et constitue dès lors un enjeu à proprement parler esthétique. Cet ensemble d’entretiens entend repérer des gestes formels, proposés par des cinéastes en activité, qui participent à émanciper le cinéma d’une vision anthropocentrée.
Deuxième invité : Damien Manivel, qui garde de son passé de chorégraphe une attention au corps, humain ou non-humain, constitutive de sa mise en scène. L’Île, son sixième long-métrage, est actuellement en salles.
L’action de tes films s’inscrit souvent dans une unité temporelle et spatiale unique : la promenade matinale d’un homme et son chien dans Un dimanche matin, la traversée du parc articulée à l’évolution d’une relation amoureuse dans Le Parc, la déambulation solitaire d’un enfant de sa maison à la ville japonaise où travaille son père dans Takara, etc. Il s’agit chaque fois d’éprouver et d’habiter un lieu. Est-ce une envie première qui préside à l’écriture de tes films ?
Lorsque j’ai commencé à faire du cinéma, j’avais du mal à trouver des lieux concrets à filmer. Je venais de la danse, donc du décor abstrait du théâtre, et dans mes premiers courts-métrages, on ne trouve que des espaces non identifiables, un peu neutres. C’est avec Un dimanche matin – et en découvrant les travaux de cinéastes allant dans ce sens – que j’ai compris que partir du lieu pouvait être extrêmement utile et inspirant, et qu’il fallait pour cela que je change ma méthode de travail. Un dimanche matin se passe en banlieue parisienne, en extérieur, et amorce une méthode que j’ai conservée depuis : tout s’élabore à partir du lieu. J’apprends à regarder un espace, je repère, je prends des photos, je prends du temps à regarder ces photos chez moi, à les disposer dans un certain ordre, etc. L’histoire de cette promenade d’un homme et de son chien m’est venue en regardant les photographies des différents endroits que j’avais visités. Je ne suis pas parti d’un scénario mais d’images. C’est comme si ces lieux et ces photos étaient une page blanche et qu’il fallait les remplir de fiction. J’aime cette méthode qui consiste à me dire : « Je suis à nu, je n’ai quasiment rien, j’ai un défi énorme parce qu’il faut que je réalise un film d’une heure et demie dans un parc ». Cette contrainte, qui pourrait inhiber, au contraire me rassure. Au moment d’écrire et de réfléchir à un projet, j’ai besoin de concret, je n’arrive pas à me fier simplement à mon imagination. Si j’ai un lieu, des images, des dessins, un acteur en tête, j’arrive à « sentir » le film. C’est l’inverse d’autres cinéastes qui vont partir de leur imagination, construire un monde fictif, l’écrire, et ensuite essayer de faire en sorte que le réel rejoigne l’idée qu’ils ont.
La radicalité d’Un dimanche matin tient justement à ton choix de remplir ce lieu de très peu d’histoires. Est-ce qu’il était difficile de te défaire de cet impératif de raconter quelque chose ?
Bien sûr, je me suis beaucoup posé la question. Mais à cette époque-là, j’avais envie de travailler à partir d’éléments ténus, de micro-événements, de réduire la narration pour que l’on puisse voir, entendre, sentir la lumière, les gestes. Avant de tourner le film, j’ai montré la courte page de scénario que j’avais écrite à la monteuse, Suzana Pedro. Cela l’a fait marrer, elle devait se dire que j’étais fou. Mais elle m’a fait confiance, comprenant que cette absence de clôture dans les scènes que j’imaginais fonctionnait un peu comme un poème, qu’elle offrait la possibilité de découvrir des choses au tournage, etc. Finalement, le film est très narratif, dans le sens où la narration est très contrôlée. Il y a une évolution ténue, mais surtout essentiellement topographique. C’est-à-dire qu’au début, le personnage part de chez lui, à l’aube, et descend jusqu’à la Marne, où son chien va se baigner. Ensuite, il y a toute une circularité, quand il se perd dans les petites ruelles de banlieue. Puis il remonte chez lui (mais c’est ellipsé), et une fois arrivé à destination, il monte encore, jusqu’au parc qui surplombe Paris. Cet itinéraire très dessiné, je l’avais décidé en amont. Il devait aussi y avoir des dialogues. Très courts. Ils concernaient juste une rencontre avec une femme, qui elle aussi promenait son chien. Et quelques interactions avec des voisins, des choses comme ça. Mais un jour, sur le canal, j’ai rencontré l’acteur du film. C’était une espèce de type très grand, très étrange, avec un appareil photo, à la fois burlesque et touchant. Je lui ai demandé : « est-ce que tu ne veux pas jouer dans mon film ? ». Mais il ne parlait pas un mot de français et peu l’anglais, il était brésilien. Donc je me suis dit que j’allais faire un film muet.
Le fait que la narration soit réduite reconfigure complètement la place de l’environnement dans le plan. Il ne peut pas s’agir d’un simple décor entourant l’action car celle-ci n’accapare pas plus l’attention. Les choses existent à parts égales.
J’ai compris comment filmer les lieux quand j’ai réalisé qu’il fallait que je les regarde comme les personnes. Que ce soit des objets, des êtres humains, des lieux, des animaux, un arbre, c’est la même chose. Je suis obligé d’avoir un sentiment, d’avoir quelque chose qui lie cet objet à mon imaginaire. La partition de danse dans Isadora, qui ressemble à des sortes de hiéroglyphes, j’ai mis énormément de temps à l’observer, pour comprendre comment la filmer. Et les gens, c’est pareil. Parfois je ne ressens pas d’évidence absolue vis-à-vis d’une personne mais je passe tellement de temps à penser à elle qu’à un moment, je visualise comment la filmer.
Des choses essentielles
C’est un lien manifeste entre tes films et la pensée écologique : l’aspect physique et corporel des choses semble t’importer davantage que le sujet de la rationalité humaine.
Ce qui m’intéresse, c’est la pensée, mais pour ça il faut passer par le corps. J’aime me demander à quoi le personnage est en train de penser, quel est son secret. Évidemment, il y a les balises de la narration. Ce n’est jamais tout à fait ouvert, mais j’aime que cela le soit tout de même un peu. Ce qui peut énormément me gêner dans un cinéma sur-narratif, c’est le fait de savoir à quoi pense le personnage, le savoir trop, qu’il n’y ait plus aucun mystère. Dès que les choses s’ouvrent, il y a de la présence, de la puissance. C’est une part héritée de la danse [NDLR : Damien Manivel a d’abord travaillé comme danseur] : chercher à rendre sensible la pensée dans les gestes, dans le mouvement.
Ce côté minimaliste de ta mise en scène fait qu’il me semble relever d’un « cinéma de la sobriété ». Est-ce une expression qui te parle ?
Je crois qu’il faut du temps pour observer les choses, pour qu’elles se dévoilent. J’ai beaucoup travaillé ça avec la danse contemporaine, tout le travail autour de la lenteur, etc. Il y a une grande puissance dans la sobriété, ou disons dans la simplicité. Le problème, c’est qu’on est vraiment dans une époque qui a complètement oublié ça. Je pense même que le capitalisme, en tant que système, est fondé sur le désintérêt pour la simplicité, l’inutilité, tout ce qui n’est pas transformable en produit. Je respire quand je vois des formes simples et non spectaculaires, mais je crains que ce genre de film disparaisse peu à peu des écrans.
Tu n’as pas le sentiment qu’au contraire, un nouveau type de cinéma prend forme à partir de cette question de la crise écologique ?
Sans doute, mais comme je le disais, ces formes ont de plus en plus de mal à accéder à une diffusion. S’il n’y a pas de diffusion, les auteurs perdent confiance en leurs capacités et ne trouvent peut-être plus de sens dans ce qu’ils font. Parce qu’un film est fait pour être montré, pour être partagé. Et nous sommes dans un système qui sape de plus en plus ce qui échappe à la rationalité, c’est-à-dire toute forme poétique. Donc ça devient très politique de faire ce cinéma-là. Par exemple, Tsai Ming Liang, que j’admirais énormément quand j’ai commencé à faire du cinéma, a amené cette résistance sur la question du temps, du plan long, du plan fixe, de l’opacité. Il exige beaucoup du spectateur, qui peut vivre des émotions très fortes, mais au prix parfois d’un effort. Or, ses films sortaient à l’époque en salles. Aujourd’hui, c’est devenu très difficile pour ce genre de formes. J’entends me concernant que des gens puissent trouver mes films durs d’accès, mais je suis convaincu qu’ils sont en réalité très simples, au sens où je raconte des choses essentielles, des expériences fondatrices de transformation, d’acceptation, de deuil, des choses qu’on connaît tous. Mais on est tellement habitués à des formes qui nous manipulent et nous recouvrent d’informations que, paradoxalement, on va dire que mes films sont compliqués alors même qu’ils ne le sont pas. Moi-même, il y a beaucoup de films que j’ai rejetés quand j’ai découvert le cinéma et que j’ai parfois aimés plus tard. Je comprends donc cette position à 100%. Mais il faut être curieux. Il faut se laisser bouger.
Dans ton refus de la fixité du scénario, il y a également une volonté de t’écarter d’une forme trop pensée, trop maîtrisée. Dans L’Île, tu signes une œuvre qui est en réalité la présentation d’une recherche collective, et tout l’inverse de ce que tu envisageais au départ (un unique plan-séquence minutieusement orchestré). Comment, en tant que metteur en scène, envisages-tu et réfléchis-tu au pouvoir de contrôle dont tu disposes ?
C’est paradoxal, parce que la mise en scène est ce que j’aime le plus. Pendant vingt ans, j’ai mis en scène des spectacles de théâtre avec des jeunes. J’ai passé mon temps à les observer bouger, à chercher la bonne façon de les diriger. Je suis entraîné à cet exercice qui me plaît énormément. Et en même temps, là où le cinéma m’intéresse, c’est quand il échappe au contrôle, quand quelque chose va déjouer la chorégraphie extrêmement précise que j’ai imaginée. C’est là où les choses s’ouvrent. Par exemple, le plan-séquence de la rupture amoureuse dans Le Parc, qui dure dix ou douze minutes, est une répétition qui finalement a été montée telle quelle. J’indique souvent aux acteurs que telle ou telle prise n’est qu’une répétition, pour éviter de les mettre dans un rapport de performance avec ce qu’ils jouent. Et puis je me laisse embarquer et finalement, ce genre de scènes se retrouve dans le montage final. Les coulisses que l’on voit dans L’Île, c’est au fond exactement ce que je fais, à chaque film.