Depuis le 23 septembre 2020, la Fondation Louis Vuitton héberge une exposition consacrée à l’artiste et photographe états-unienne Cindy Sherman. Réunissant près de 170 œuvres conçues entre 1975 et 2020, dont certaines séries inédites, l’exposition est complétée par Crossing Views, accrochage d’œuvres issues de la Collection de la Fondation Vuitton résultant d’un « regard croisé » avec l’artiste. Cette rétrospective interrompue jusqu’à nouvel ordre par le confinement devait se poursuivre jusqu’en janvier 2021. Au-delà de l’opportunité de (re)découvrir l’œuvre de Sherman, qui nourrit depuis ses débuts un dialogue constant avec le cinéma tout en demeurant relativement peu connue des cinéphiles, cette rétrospective intervient un an après la publication en français d’un essai consacré aux premières séries photographiques de Sherman par Laura Mulvey. Le travail de l’artiste américaine et son éclaircissement par la théoricienne britannique semblent un point de départ idéal pour poursuivre une réflexion sur la réconciliation d’une tradition critique esthétique avec les approches féministes et culturelles.
J’ai découvert le travail de Cindy Sherman en 2008 grâce à la chanteuse pop irlandaise Róisín Murphy, qui avait entrepris de pasticher certaines photographies des séries Untitled Film Stills (1977 – 1980) et Centerfolds/Horizontals (1981) dans le clip de son single You Know Me Better. L’ancienne vocaliste de Moloko y est filmée dans une maison londonienne, affublée d’improbables costumes et perruques qui ressuscitent un certain imaginaire visuel de l’Amérique des années 1950. La star y multiplie les poses sophistiquées au milieu d’un espace domestique des plus quotidiens, de la même manière qu’elle arpentait dans une robe impossible la jungle urbaine inhospitalière de son clip précédent, Overpowered. Mais contrairement à la déambulation hypnotique d’Overpowered, You Know Me Better a ceci de paradoxal que la martiale pulsation eurodance de la chanson et l’extase mélodique atteinte par son refrain se retrouvent comme anesthésiées par une mise en images extrêmement statique. Le réalisateur Jaron Albertin a beau essayer d’animer ces vignettes par des mouvements de caméra, les situations inspirées des photographies de Sherman dans lesquelles est placée Murphy (regarder par la fenêtre, lâcher ses sacs de courses, boire un café, rester prostrée au sol, pleurer) ne se prêtent ni à la scansion rythmique, ni à la chorégraphie, ni à la mise en branle d’une action : ce sont des moments de suspension, de pause, dont la puissance picturale évidente en photographie est difficilement transposable une fois l’image animée. Le premier des nombreux paradoxes de l’œuvre de Cindy Sherman est contenu dans ce clip et dans les quelques rares productions audiovisuelles de l’artiste (dollclothes, 1975 ; Office Killer, 1997) : c’est une œuvre à la fois irriguée par un imaginaire venu du cinéma et conditionnée par la fixité du médium photographique.
Fictions immobiles
Dans l’introduction de la publication intégrale de la série Untitled Film Stills, Sherman raconte avoir été fortement frappée adolescente par sa découverte de La Jetée de Chris Marker. Ce n’est probablement pas un hasard si ses premières œuvres semblent s’inscrire dans un élan similaire : produire du cinéma/de la fiction à partir d’images fixes. On découvre des traces embryonnaires de cette démarche dans le court-métrage dollclothes, où Sherman anime une poupée de papier dévêtue à la recherche d’une tenue, puis dans l’installation A Play of Selves (1976) qui construit en 72 scènes une fiction en quatre actes dont tous les personnages – hommes et femmes – sont des silhouettes découpées et collées, toutes interprétées par l’artiste. La fascination immédiate suscitée par la plupart des premières séries célèbres de Sherman – les deux susnommées, ainsi que Rear Screen Projections (1980), Pink Robes & Color Studies (1982) et Fairy Tales (1985) –, qu’elles s’inspirent ou non du cinéma, provient effectivement de leur capacité à mettre en branle un espace fictionnel à partir d’une seule image : plus que les « photographies de plateau » suggérées par le titre de la série Untitled Film Stills, elles évoquent des photogrammes, autour desquels le spectateur se surprend à bâtir un film.
Le caractère volontiers fastidieux des premiers travaux de collage de Sherman et la dimension « trop féminine » (selon les termes de l’artiste) du recours aux poupées de papier la place rapidement dans une impasse artistique : elle souhaite poursuivre ses expérimentations narratives par d’autres moyens, mais sans faire appel à d’autres modèles qu’elle-même. Elle trouve une issue à cette impasse à l’occasion d’une visite au studio de l’artiste David Salle avec son complice Robert Longo à l’été 1977. Lassée par le « macho-art-talk thing » de ses deux amis, Sherman les abandonne et fouine dans l’appartement jusqu’à découvrir des piles de romans-photos, qui la séduisent à la fois par leur imagerie kitsch à la lisière du soft-porn et par leurs récits ambigus et énigmatiques. Elle entrevoit dans ces publications un moyen de suggérer des histoires plutôt que de les mettre intégralement en scène comme dans A Play of Selves, en jouant à la fois sur l’imaginaire associé à des figures féminines archétypales et sur la communication entre champ et hors-champ. Cette prise de conscience lui permet de continuer à travailler seule, se contentant de suggérer la présence de l’autre à l’extérieur du cadre, soit par les regards des protagonistes de ses photos, soit par la position marquée de l’appareil de prise de vue qui suggère la présence d’un observateur extérieur. Dans les dispositifs voyeuristes des photographies en noir et blanc qui composent la série des Untitled Film Stills (intitulées « Untitled » comme le seront toutes les œuvres suivantes de l’artiste, et numérotées de manière aléatoire) s’exprime l’influence de l’autre découverte séminale de l’adolescence de Sherman, Fenêtre sur cour d’Hitchcock. Un sentiment diffus de menace s’exprime dans ces clichés, qu’il provienne de l’attitude inquiète des figures féminines ou de leur écrasement par le gigantisme de l’espace urbain new-yorkais. Quelques images travaillant sur le flou (notamment la fantomatique #38 de 1979) anticipent la série des Rear Screen Projections qui, comme leur nom l’indique, placent les personnages devant des écrans sur lesquels des décors sont projetés en transparence, comme dans les films hollywoodiens classiques. Outre le passage à la couleur, cette série introduit une certaine mise en abîme des dispositifs illusionnistes du cinéma, détachant de plus en plus de l’arrière-plan des protagonistes moins inquiètes qu’énigmatiques. Si les séries suivantes de l’artiste doivent moins au cinéma qu’à la mode et à la photographie érotique, et si elles se recentrent encore davantage sur la figure humaine aux dépens de l’inscription dans un décor, elles continuent néanmoins à se prêter à la rêverie fictionnelle, par d’autres moyens. Il peut s’agir d’une posture incongrue (pourquoi la jeune femme de Untitled #96 est-elle allongée sur le sol ?), d’un accessoire (quel est ce papier froissé qu’elle tient à la main ?), du maquillage ou de la coiffure (les cheveux gras, le maquillage défraîchi de la protagoniste de Untitled #93). Dans ces premières séries de Sherman, la suspension du temps obtenue par la photographie met en évidence la puissance expressive du geste et de l’expression faciale – si souvent négligée dans l’analyse filmique – dans l’échafaudage de la tension narrative. À la perfection plastique du pastiche, au plaisir visuel qu’il procure, s’ajoute une dimension émotionnelle de curiosité et d’empathie pour les sujets mis en scène. Parenthèse : on a souvent écrit que Sherman incarnait des stéréotypes féminins – en revoyant ces images, le terme me semble inapproprié ; certes, ses personnages s’inscrivent dans une iconographie glamour archétypale associée à la fétichisation du corps féminin, mais chaque figure est si finement individualisée qu’elle semble irréductible à un stéréotype que l’on pourrait dénommer, ce qui permet justement ces jeux de projection dans la fiction.
Fictions du corps, fictions du genre
Au-delà des photographies prises individuellement et des récits qu’elles font naître dans l’esprit de celles et ceux qui les observent, l’intérêt de l’œuvre de Sherman et de cette rétrospective réside dans la logique implacable de sa trajectoire créative jusqu’au début des années 1990, analysée brillamment par Laura Mulvey dans un texte récemment publié en français à l’occasion de la traduction tardive de son recueil de 1995, Fétichisme et curiosité. On peut facilement imaginer ce qui a séduit la théoricienne de Plaisir visuel et cinéma narratif chez Cindy Sherman, à une période où elle s’efforce justement d’approfondir et de dépasser les conclusions de son célèbre essai inaugural. Sherman complique en effet la bipartition homme-actif-regardant / femme-passive-regardée en assumant à la fois les positions de l’artiste et du modèle, de l’observatrice et de l’observée. Elle se réapproprie un regard voyeuriste et fétichiste sur le corps féminin et l’esthétique du cinéma hollywoodien classique à une époque où les avant-gardes féministes tentent de s’affranchir à la fois de ces pratiques de mise en scène et du cinéma dominant. Mais le fait que Sherman se choisisse elle-même comme unique modèle complique singulièrement l’illusion au cœur des dispositifs voyeuristes et fétichistes. L’exposition d’un album de photographies chiné par Sherman, prises par et pour une communauté travestie dans les années 1960 (Casa Susanna), et des Self Portraits in Drag (1981) d’Andy Warhol dans Crossing Views, espace complémentaire à la rétrospective de la fondation Vuitton, tisse un pont avec les pratiques drag. Mais tandis que les cross-dressers de la Casa Susanna cherchaient à exprimer ce qu’elles nommaient « the-girl-within », chez Cindy Sherman le dehors, la surface du corps, n’est jamais vraiment l’expression d’une intériorité. L’un des temps forts de l’exposition est la découverte, dans un espace consacré aux œuvres antérieures aux Untitled Film Stills, de A Cindy Book. Dans cet album de photos de famille de Sherman, qui l’accompagnent de la petite enfance à l’université, l’artiste a entouré son image sur tous les clichés d’un trait rageur de feutre vert. Sous chaque photographie, on retrouve la même mention compulsive : « That’s me ! That’s me ! », comme si elle avait besoin de reconnaître son corps, son visage, pour attester de sa propre existence, comme si eux seuls composaient sa substance, comme si son identité n’existait qu’en surface, dans les apparences. La démultiplication des identités visuelles endossées par Sherman au fil de sa carrière ne cesse d’attirer l’attention sur une absence, celle de la photographe elle-même : son visage et son corps saturent son art, mais d’elle nous ne savons rien. Comme le note Mulvey, Sherman utilise les cosmétiques, les costumes, les perruques non comme des révélateurs de sa véritable personnalité, mais comme des masques construisant le simulacre temporaire d’une identité. Ce faisant, elle attire l’attention sur un autre simulacre, « la mascarade du féminin » (Joan Riviere), qui, par l’apparence, suggère l’existence préalable d’une essence.
Si les premières séries s’intéressaient à la surface illusoire du corps féminin et à la fascination visuelle qu’il procure, elles étaient déjà chargées, comme déjà évoqué, d’une certaine tension, d’un sentiment de menace. Dans Centerfolds et Pink Robes & Color Studies, le resserrement sur le corps dénudé, outre un sentiment d’intimité accru avec les figures photographiées, pointe plus explicitement l’origine du trouble ou de l’angoisse, étroitement associés à l’hypersexualisation et à la vulnérabilité. L’attitude des modèles et la composition suggèrent deux attitudes face à cette menace : la fragilité rêveuse (Centerfolds : format horizontal, figures allongées au regard perdu dans le vague), ou la défiance (Pink Robes : format vertical, posture droite, regard caméra). Les séries suivantes poursuivent cette exploration du corps sous un jour résolument provocateur, cherchant d’abord à pointer ses défauts et ses failles, avant de le déréaliser puis de pénétrer ses entrailles. Les modèles de Fashion (1983, 1984 puis 1993, 1994, 2008), sont photographiées sous des angles peu flatteurs. Les corps sont difformes, les poses disgracieuses, les visages affublés de cicatrices ou badigeonnés de plâtrées de fond de teint, quand ils ne sont pas dissimulés par une chevelure hirsute. Dans la série suivante, Fairy Tales, elles deviennent, par le truchement de prothèses en silicone, littéralement des monstres, hybrides affublées de groins de porc (Untitled #140), géantes à la langue pendante dominant une foule lilliputienne (Untitled #150), et sont peu à peu ravalés par la nature comme le cadavre dévoré par la mousse de Untitled #153.

Cindy Sherman, « Untitled #150 (Fairy Tales)» (1985)
Parfois, il ne reste plus que des fragments de corps mêlés à la terre, au sang et au vomi, offerts à la vue d’une créature inhumaine que l’on devine dans le reflet d’un miroir (Untitled #167) : la surface n’était décidément qu’une coquille vide, simple contenant de fluides corporels. Le point terminal de cette trajectoire est atteint dans les années 1990 avec les séries Sex Pictures (1992), Masks (1994 – 1996) puis Broken Dolls (1999) où l’organique cède le pas au plastique et où les menaces de la torture, du viol, du meurtre et de la monstruosité sont désormais explicites : on y voit par exemple des poupées défigurées et démembrées, placées dans des positions obscènes, ou violemment pénétrées par des sexes en érection.
Ouvrir la boîte de Pandore
Dans son article, Laura Mulvey relie ce mouvement d’exploration à l’œuvre dans le travail de Sherman à une topographie du corps féminin héritée du mythe de Pandore dont elle a disséqué les rouages dans un texte antérieur, structurée par l’opposition entre dedans et dehors, surface et secret. Office Killer, unique long-métrage de cinéma de Sherman, semble lui donner raison en ce qu’il met littéralement en scène cette topographie dans la maison de son héroïne Dorine (Carol Kane), timide employée de bureau, qui dissimule secrètement dans sa cave les cadavres de ses collègues et voisins qu’elle organise comme un tableau. Pour Mulvey, « le mythe de Pandore parle de la curiosité féminine, mais il ne peut être déchiffré que par la curiosité féministe, qui transforme et traduit son iconographie et ses attributs en pièces de puzzle, en devinette ou en énigme ». L’analyse approfondie de l’iconographie associée à Pandore lui permet de déconstruire ce qui semble de prime abord une mise en garde misogyne contre les dangers de la curiosité féminine et la nature trompeuse de l’apparence séduisante des femmes. Elle décrypte le réseau d’analogies construit entre la boîte maudite offerte à Pandore (superbe ouvrage attirant l’œil, mais renfermant secrètement tous les malheurs du monde), Pandore elle-même (figure creuse, cheval de Troie façonné par les dieux pour séduire les hommes par sa beauté) et la sexualité féminine envisagée avec angoisse et dégoût (Paul Klee, par exemple, a figuré la boîte de Pandore comme un utérus fumant). Elle avance ainsi que « si l’image superficielle de Pandore, artificielle et fascinante, est hautement fétichiste, l’intérieur de sa boîte renferme tout ce que ce fétichisme sert à dénier », et par extension que le désir de cette figure mythique de voir « dedans » est surtout un désir de savoir de quoi elle-même est faite, de mettre au jour ce que son apparence a été conçue pour masquer. L’exploration du dehors fétichisé du corps féminin et de son envers secret et monstrueux par Sherman relève d’une démarche similaire de curiosité féministe.
Dans ses textes, Mulvey, fidèle à son ancrage théorique psychanalytique, associe cette exploration des dessous monstrueux de l’apparence féminine comme fétiche à l’élucidation d’un symptôme de la psyché de l’imaginaire collectif. Selon elle, l’objet du déni opéré par la fétichisation du corps féminin est – pour simplifier un peu grossièrement sa pensée – l’angoisse de la castration et le rejet de la mère abjecte théorisée par Julia Kristeva. L’hypothèse est passionnante, mais aussi un peu restrictive pour qui n’est pas familier ou féru de psychanalyse, posant la question du passage de l’analyse visuelle ou textuelle proprement dite à son interprétation. La postérité a eu tendance à retenir de Mulvey sa réflexion sur la position du spectateur/de la spectatrice par rapport à l’œuvre et à remettre en cause la validité de son ancrage théorique pour déstabiliser ses analyses. À la relecture de Plaisir visuel et cinéma narratif et des textes réunis dans Fétichisme et curiosité, ce qui frappe avant tout est la précision de ses analyses des dispositifs de narration et de mise en scène, qu’elle évoque les mélodrames de Douglas Sirk ou de Max Ophüls, l’iconographie associée au mythe de Pandore ou les photographies de Cindy Sherman. C’est à mon sens ce qui fait la richesse de ses propositions en comparaison aux travaux de théoriciennes ultérieures qui ont parfois négligé les spécificités des médiums qu’elles étudiaient. Cette qualité me semble autoriser une reformulation du concept de « curiosité » de Mulvey dans le cadre d’une analyse gender des images qui ne s’appuierait pas nécessairement sur un appareil interprétatif venu de la sémiologie, du marxisme ou de la psychanalyse comme celui de l’autrice britannique. Il me semble que le travail de Cindy Sherman en est la preuve précieuse, en ce que sa force théorique réside dans le fait que tout s’y passe exclusivement à travers l’image – comme le souligne Mulvey, les photographies ne sont accompagnées d’aucun texte explicatif et sont privées d’un titre. Les œuvres de Cindy Sherman soulèvent plus de questions qu’elles n’apportent de réponses, mais à travers leur mise en scène des corps comme autant de fictions à déchiffrer, elles nous rappellent que le passage de l’éblouissement fétichiste devant l’image-mystère à la curiosité qui nous pousse à décomposer ses rouages comme on résoudrait une énigme peut parfois être entrepris par les œuvres elles-mêmes. Mais cette curiosité réside aussi dans le regard des critiques ou des théoricien.ne.s qui décryptent les images et les soumettent à l’examen de leur « curiosité féministe ». Cette dynamique prospective me semble plus féconde que la tentation prescriptive qui voudrait opposer de manière binaire à un male gaze universalisé un regard « féminin » attrape-tout qui lui tiendrait lieu d’antidote. Que les œuvres véhiculent de bonnes ou de mauvaises représentations, qu’elles soient progressistes ou réactionnaires, il importe déjà de consentir à les regarder comme des lieux de production d’images et d’idées, et à s’interroger sur les fictions du genre, des rôles sociaux, des sexualités et des ethnicités qu’elles échafaudent à travers les corps et les récits. Ces questions ne sont pas seulement d’ordre sociologique, contrairement à ce que répètent à l’envi les détracteurs de ces approches ; comme le suggère le travail de Sherman, elles ramènent à des questions philosophiques vastes qui touchent à l’identité, à la matérialité du corps et de la sexualité, et au pouvoir illusionniste ou libérateur de la fiction.

Cindy Sherman, « Untitled #465 (Society Portraits)» (2008)
Pour terminer par quelques mots supplémentaires sur la rétrospective proposée par la Fondation Louis Vuitton, elle a ceci de dommageable qu’elle donne à voir un certain tarissement de l’inspiration de Sherman à partir des années 1990, qui tient à un déplacement du pastiche vers la parodie kitsch et ironique et à une iconisation mercantile de l’artiste en parallèle d’un certain appauvrissement conceptuel de son travail. On en trouve les premiers symptômes dès la série History Portraits/Old Masters (1988 – 1990) dans laquelle Sherman prend place dans des œuvres importantes de l’histoire de l’art, dont elle propose une satire en s’affublant de postiches et de prothèses évoquant dans un même mouvement la fétichisation des chefs‑d’œuvre et celle des corps et des visages par les artistes. Après la rupture des années 1990, l’essentiel de sa production à compter de 2000 revient à la mise en scène de figures humaines sans proposer de renouvellement significatif. Le passage au numérique et certains choix de tirage (l’impression par sublimation thermique sur métal) renforce la déconnexion entre les fonds et la figure humaine : on y voit Sherman déguisée en clown, en femme bourgeoise, en homme, devant des décors de plus en plus abstraits, mais les œuvres ne produisent pas beaucoup plus que leur concept, sans se prêter non plus à la rêverie fictionnelle d’autrefois. Peut-être parce que Sherman dévisage désormais systématiquement l’objectif, déplaçant ses performances de la disparition derrière des personnages au simple déguisement. Sur quelques clichés comme Untitled #465 (2008), une piste intéressante affleure, celle de la cruauté de l’image numérique sur les peaux vieillissantes : elle y débusque rides et crevasses sous l’épais manteau du maquillage ; c’est sans doute l’œuvre où l’on trouve la plus forte coïncidence entre le fond, la figure représentée et la forme numérique. La gigantisation progressive de ses travaux semble par ailleurs trahir une forme de narcissisme qui ne transparaissait pas de manière aussi frontale dans ses œuvres précédentes : dans les dernières pièces de l’exposition, des papiers peints monumentaux précèdent d’immenses tapisseries de quelques unes des photographies publiées sur le compte Instagram de l’artiste. Sherman voudrait parodier le narcissisme des millenials, mais en proposant des photos affreuses, outrageusement déformées par des effets numériques et trop éloignées de leur référent visuel pour que la satire soit convaincante, en les reproduisant sur des tapisseries géantes exposées dans un musée d’art contemporain, son geste n’est pas si différent de ceux qu’elle entend parodier. Sur cette piste post-humaine, SOPHIE, PC Music, FKA twigs ou Arca ont fait, ces dernières années, des propositions plus passionnantes que celles de Sherman, avec leurs corps impossibles, la plasticité lisse de leurs peaux et leur volonté de parodier ou de faire éclater la binarité des genres.