Alexandre Moussa, collaborateur de Critikat, est chargé de cours en cinéma, doctorant à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 (il achève sa thèse sur Delphine Seyrig) et réalisateur de plusieurs courts-métrages. Il nous a adressé cette longue lettre qui revient sur la publication du Regard féminin : une révolution à l’écran d’Iris Brey, et plus largement sur l’épineuse question de la « cohabitation » d’approches analytiques, a priori opposées, au sein de la cinéphilie et de la critique de cinéma.
Cher Josué,
Depuis quelques mois, chaque fois ou presque que nous nous croisons, nous parlons en coup de vent de ce schisme croissant qui sépare les chapelles « esthétique » et « féministe/culturelle » de l’analyse du cinéma, tant à l’université que dans la critique avec, comme la dernière cérémonie des César l’a rappelé, des échos de plus en plus forts au sein de l’industrie. Tu me confiais récemment tes propres questionnements de rédacteur en chef à ce sujet, ta volonté de ne pas rejeter en bloc les apports potentiels des gender studies à la critique sans toutefois savoir comment, en dehors de quelques cas précis, les faire pleinement cohabiter avec des considérations esthétiques ; au fond, une conciliation est-elle possible et sous quelles formes ?
La parution du Regard féminin : une révolution à l’écran d’Iris Brey, devenue ces dernières années l’une des voix les mieux identifiées en France concernant les questions de genre et de cinéma, me donne l’occasion idéale de développer quelque peu mon point de vue sur ce sujet. Le livre d’Iris Brey qui, jusqu’à présent, a été rejeté sans nuances par la critique cinéphile traditionnelle est intéressant dans la mesure où il a le mérite d’engager une réflexion sur les divisions fondamentales qui structurent l’opposition véhémente entre ces deux perspectives, à défaut d’envisager des manières convaincantes de les dépasser. Son existence même témoigne d’un vide de la pensée critique française sur ce terrain ; et si j’ai personnellement tendance à penser que l’autrice ne parvient pas à le combler, elle a toutefois le mérite de le dévoiler.
Il me semble que la confusion qui entoure cette guerre supposée entre féministes/culturalistes et cinéphiles/esthéticiens tient au fait que les critiques féministes du cinéma ont tenté d’adresser en parallèle différents griefs, qui n’ont pas été portés par les mêmes individus : militantes et militants féministes sans lien avec le cinéma, actrices et acteurs de l’industrie, critiques ou essayistes féministes, universitaires spécialisés en gender et/ou cultural studies. Je déroulerai donc la pelote de ma réflexion en tentant autant que possible de délimiter ces différents fronts et d’en distinguer les acteurs.
Un constat statistique, et quelques polémiques
La nécessité de s’interroger aujourd’hui sur le cinéma d’un point de vue féministe s’appuie déjà sur un constat statistique : celui d’inégalités en repli mais toujours persistantes entre hommes et femmes au sein de l’industrie cinématographique. Pour ne prendre que l’exemple de la France, une étude publiée par le CNC en 2019 rappelle que seuls 27% des films français agréés en 2017 sont réalisés ou coréalisés par des femmes. Même si de ce point de vue il faut souligner que la France fait figure de « bonne élève » en comparaison avec d’autres pays européens, le devis moyen des films français réalisés par des femmes reste inférieur de plus de 2 millions d’euros à celui des films réalisés par des hommes et leur coût moyen de distribution est d’un tiers inférieur à celui des œuvres réalisées par leurs homologues masculins. Si l’ensemble de l’industrie emploie plus ou moins autant d’hommes que de femmes, ces dernières sont le plus souvent moins rémunérées que leurs confrères et de profondes inégalités demeurent selon les corps de métiers. Les emplois les plus féminins demeurent ceux de scripte, de costumière et de maquilleuse. Certes, du progrès a été accompli depuis l’époque où l’on considérait une femme réalisatrice ou cheffe-opératrice comme une anomalie (j’ai du reste tendance à penser que les plus grands artistes de l’image français actuels sont des cheffes-opératrices : Caroline Champetier, Agnès Godard).
Sur ce constat, tout le monde ou presque est d’accord et une association composée de professionnelles, le Collectif 50/50, a pris un certain nombre d’initiatives salutaires pour accélérer la marche vers la parité. Le CNC, outre la publication du rapport mentionné plus haut, a annoncé fin 2018 une mesure prometteuse : accorder un bonus aux films assurant la parité des chefs de poste. Ces initiatives ne doivent néanmoins pas masquer la nécessité d’une réflexion de fond à mener sur le manque de diversité sociale, ethnique et sexuelle sur les plateaux de tournage et dans l’industrie au sens large.
À ce bilan statistique, qui n’est pas nouveau, s’est adossée ces dernières années une critique, de plus en plus audible depuis l’affaire Weinstein, des abus de pouvoir découlant de la façon dont les hiérarchies professionnelles se retrouvent doublées de hiérarchies genrées. Au-delà des exactions commises par des cadres de l’industrie, certaines pratiques douteuses des metteurs en scène ont été mises en question. Des comportements ont longtemps été tolérés voire glorifiés au nom de l’art et de l’exaltation de la figure romantique du génie créateur, quelle que soit leur corrélation réelle avec l’accomplissement artistique proprement dit. Chez certains cinéastes, il peut effectivement se révéler difficile de dissocier, par exemple, des méthodes de travail s’appuyant sur l’épuisement des comédien(ne)s et des technicien(ne)s – contestables du point de vue de l’application stricte du droit du travail – de l’esthétique particulière de leurs films (les noms de Bresson et de Pialat viennent en tête). Mais dans la plupart des cas discutés ces dernières années (les affaires Brisseau, Haenel-Ruggia, Schneider-Bertolucci), il est difficile de comprendre en quoi le harcèlement subi par les victimes a quoi que ce soit à voir avec le processus de création ou la réussite d’une œuvre. Une critique des agissements des réalisateurs en dehors des plateaux, cristallisée principalement autour de l’insoluble affaire Polanski, prolonge cette réflexion sur la place symbolique de l’artiste de cinéma et sur la façon dont son talent – réel ou supposé – le protègerait d’actes qui seraient condamnés s’ils avaient été commis par d’autres individus.
J’ai conscience de m’avancer ici sur un terrain miné, mais il est essentiel, me semble-t-il, de s’arrêter quelques instants sur ces affaires qui déclenchent régulièrement des débats acharnés sur les murs Facebook de nos ami.e.s cinéphiles. Le premier point de crispation réside, à mon avis, dans le fait que cette critique vient de l’extérieur, c’est-à-dire d’articles et de tribunes parfois maladroits parus dans des médias grand public et des actions de militant.e.s qui n’ont rien à voir avec le cinéma – par exemple, celles et ceux qui ont bloqué une avant-première de J’accuse au Champo l’an dernier. D’où, peut-être, la crispation de certains qui, face à l’intrusion inopinée des « hordes » féministes sur leur domaine réservé, s’érigent soudain en défenseurs du Cinéma, de la Liberté et de la Création. Qu’il ne soit pas souhaitable qu’un tribunal médiatique tienne lieu de justice, j’en conviens ; que certains abus en découlent, c’est fort possible. Mais 1. pour un cinéaste, un comédien dont la carrière a été (temporairement) arrêtée ou ralentie par des accusations sans fondement, combien de femmes, célèbres ou anonymes, ont vu la leur stoppée nette parce qu’elles n’ont pas cédé au harcèlement d’un homme de pouvoir, parce qu’on a voulu censurer leur parole, parce qu’elles ont subi les conséquences physiques et psychologiques d’un abus ? 2. ce que soulèvent ces affaires, n’est-ce pas précisément le manque d’encadrement juridique, institutionnel et politique sur ces questions qui entraîne un déplacement vers un autre type de prise de parole ? Qu’Adèle Haenel se soit sentie contrainte de passer par Mediapart pour parler des abus qu’elle a subis parce qu’elle ne faisait pas confiance à l’institution judiciaire apparaît à cet égard tristement symptomatique. Quand certains en arrivent à vouloir désamorcer le débat public engagé sur Le Dernier Tango à Paris avec des arguments du type « du point de vue du droit, il n’y a pas de viol parce qu’il n’y a pas pénétration », je m’interroge un peu. Effectivement, les mots ont leur importance : un viol n’est pas la même chose qu’une agression sexuelle. Mais cette mise au point terminologique ne doit pas masquer l’essentiel : le fait qu’une actrice débutante ait été attouchée sans son consentement par une légende vivante du métier sous l’impulsion de leur metteur en scène, soi-disant au nom de la création artistique. Et que Maria Schneider n’ait eu aucun recours et peut-être aucun mot à mettre sur cette expérience car les rapports hiérarchiques et le dispositif du tournage masquaient la violence dont elle a été la victime. On sait aujourd’hui le traumatisme que ce tournage a représenté pour elle.
Ce qui suscite dans tous ces débats la plus grande perplexité, c’est que celles et ceux qui prétendent être les avocats de « la distinction entre l’homme et l’artiste » sont paradoxalement les premiers et les premières à entretenir la confusion entre l’œuvre et son auteur. Il me semble pourtant que la distinction est assez claire. Je n’ai aucune honte à affirmer que j’ai la plus grande admiration pour certains films de Brisseau (Céline) ou de Polanski (The Ghost Writer) et je souhaite bien évidemment que leur œuvre demeure accessible à toutes celles et ceux qui souhaitent la découvrir. Mais que Roman Polanski soit le plus doux des hommes et le plus agréable des collaborateurs, qu’il ait connu la Shoah et l’assassinat terrible de son épouse, qu’il ait réalisé de très grands films et d’autres fort peu mémorables n’a rien à voir avec les accusations portées contre lui. Le défendre pour ces raisons, c’est précisément perpétuer une confusion entre l’homme et son œuvre. Un homme a fui la justice par peur d’être trop sévèrement condamné pour des actes dont il a reconnu être en partie coupable. Il voit cependant sa personne (et pas seulement son œuvre) régulièrement célébrée par des institutions prestigieuses et bénéficie d’importants financements publics depuis trente ans pour réaliser de nouveaux films. Que les actes incriminés aient été commis à une période plus tolérante envers la pédophilie, qu’il y ait eu certaines irrégularités dans le processus judiciaire (qui auraient pu être dénoncées en appel), que la victime ait in fine été dédommagée financièrement par le cinéaste et ait annoncé l’abandon des poursuites, que la situation soit douloureuse au quotidien pour le réalisateur comme pour ses proches n’ôte rien au fait qu’il a refusé à plusieurs reprises de comparaître devant la justice et qu’il a été, malgré tout, défendu par l’appareil d’État et l’industrie du cinéma français. Répondre à celles et ceux qui dénoncent cette situation comme emblématique d’une certaine tolérance envers les crimes sexuels que, voyons, c’est quand même un brave homme et un grand artiste, et dénoncer leur parole et leurs actions comme une forme de censure, c’est précisément déplacer sur le terrain de l’art et de la morale un débat qui ne les concerne pas. Quand Adèle Haenel fait le choix personnel de quitter la cérémonie des César après la victoire de Polanski et qu’un directeur de casting la menace publiquement de répercussions sur sa carrière, qui fait, à nouveau, l’amalgame entre la personne et l’artiste ?
Par ailleurs, les féministes sont-elles réellement les avocates de la censure comme on le lit souvent ? J’ai récemment refusé de signer une pétition envoyée par une amie féministe qui dénonçait la nomination de Polanski pour un prix du meilleur cinéaste européen : ses initiatrices s’auto-désignaient comme « opposées à la distribution de J’accuse ». Or il me semble essentiel que le film soit distribué, vu, commenté, même si j’ai personnellement fait le choix de ne pas le voir en salles. Mais dans les faits, où est la censure ? Peut-on décemment dire que Roman Polanski, qui a bénéficié pour son dernier film d’un budget cinq fois supérieur au devis moyen d’un film français, dont les œuvres sont distribuées sur des centaines de copies, qui se retrouve nommé douze fois aux César, est victime de censure ? Et quand Jean-Claude Brisseau qui, contrairement à Polanski, a purgé sa peine après avoir été condamné par la justice, est déprogrammé par la Cinémathèque française et que son décès n’est même pas mentionné aux César, d’où vient la « censure » ? Pas des féministes. Le fond du problème n’est-il pas plutôt qu’une institution prestigieuse telle que la Cinémathèque ne se soit pas interrogée à l’idée d’honorer coup sur coup deux cinéastes notoirement coupables de crimes sexuels et s’indigne en retour de susciter des réactions dans la société civile ? Que les actes des militantes et militants soient parfois contestables, que leur parole manque de nuance ou soit mal informée, on peut facilement le concéder. Mais malgré ses excès, l’existence même de cette parole n’est-elle pas aujourd’hui la seule résistance possible face à l’indifférence générale des institutions vis-à-vis de ces problématiques ? Souhaiter faire taire cette parole qui n’a visiblement que peu de conséquences tant sur le plan du succès économique que sur celui des récompenses honorifiques, n’est-ce pas tout autant une tentative de censure ?
Féminisme, critique, analyse filmique : horizon bouché ?
Dans cette première parenthèse, je voulais dessiner une certaine tendance à vouloir contenir la critique féministe à l’extérieur des discours sur le cinéma et à y voir systématiquement et contre toute raison une grave menace contre l’esthétique, l’art et la liberté d’expression. J’en arrive enfin au vif du sujet, c’est-à-dire aux possibilités et aux limites d’une pratique analytique et filmique féministe ou « féminine » (pour reprendre le terme, à mon sens malheureux, choisi par l’autrice). Lorsque Jean-Philippe Tessé écrit de Brey « qu’en un sens il n’y a pas de dialogue possible avec elle puisque nous ne parlons jamais des mêmes choses», cela me semble à nouveau témoigner de cette stratégie qui consiste à situer le discours féministe dans un « en-dehors » au prétexte de divisions insurpassables. Avant de m’attaquer stricto sensu à l’ouvrage de Brey, je voulais prendre le temps d’interroger les principaux nœuds de tension entre nos deux chapelles et tenter de montrer que, malgré les vœux pieux des unes et des autres, leur opposition est sans doute moins grande qu’ils ne souhaiteraient le croire.
Au sujet de quatre oppositions de principe
Pour faire vite, quatre oppositions principales structurent le duel sans merci entre critiques « esthétique » et « féministe » sur la question de l’analyse filmique :
La première : la critique « féministe » s’intéresserait toujours à des ensembles, diluant la singularité des œuvres dans des corpus informes « mettant au même plan [Chantal Akerman], Wonder Woman, Sciamma et une poignée de séries américaines» tandis que la critique « esthétique » s’intéresserait toujours aux œuvres de manière unique et singulière. Il est indubitable que, pour faire valoir la validité de leurs analyses et précisément pour isoler des traits communs partagés par des œuvres de nature très différente, un certain nombre de travaux gender, notamment universitaires, se sont appuyés sur des corpus larges aux dépens de la prise en compte des singularités des films pris individuellement et des hiérarchies critiques. C’est ce que font par exemple Geneviève Sellier et Noël Burch quand ils confrontent une centaine de films français des années 1930 à 1950 sans dessiner de hiérarchie entre Renoir, Decoin ou Joannon, afin de dégager des tendances narratives récurrentes aux films d’une époque, qu’ils soient légitimes ou non. Or cela ne signifie pas pour autant que les approches féministes soient par ailleurs incapables d’analyses « textuelles » précises, comme l’a prouvé la première génération de chercheuses anglo-saxonnes. L’un des reproches adressés à l’ouvrage d’Iris Brey réside paradoxalement dans le fait qu’il procède d’une logique inverse : à savoir que l’autrice illustre ses thèses par des exemples tirés de films sans jamais expliciter quel corpus initial, composé selon quels critères, lui a permis de mettre au point son concept. Bien sûr, il ne s’agit pas d’un travail universitaire, mais la visée théorique revendiquée du livre expose facilement son travail au reproche d’instrumentaliser les œuvres qui lui passent sous la main au service de son propos. Cela dit, ses contempteurs sont-ils eux-mêmes exempts des mêmes travers ? À lire certains dossiers thématiques parus ces dernières années dans les Cahiers (au hasard, « Le vide politique du cinéma français »), je ne le crois pas ; j’aurais même tendance à penser qu’ils procèdent exactement de la même manière. Après tout, la politique des auteurs depuis l’article de Truffaut sur Ali Baba de Becker ne tend-elle pas précisément à minorer les défauts d’une œuvre singulière pour la replacer dans l’ensemble plus large des œuvres du même cinéaste, susceptibles de l’éclairer autrement ? Pourquoi certains critères de constitution de corpus d’analyse seraient-ils valides et pas d’autres ? Les œuvres ont énormément à nous apprendre en tant qu’« économies figuratives» singulières, mais les mettre en relation les unes avec les autres peut être également utile et éclairant pour l’analyse, quand bien même ces comparaisons défont temporairement la hiérarchie entre œuvres légitimes et non légitimes. L’une et l’autre pratique ne me semblent en rien incompatibles, pas plus qu’elles ne sont exclusives à l’approche « esthétique » ou à l’approche « gender » ou « culturelle ».
La deuxième, prolongement de la première : les féministes reprochent à l’esthétique d’arracher les œuvres à leur contexte de production et de réception tandis que les esthéticiens reprochent à la perspective gender/culturelle de ne les envisager à l’inverse que dans une perspective contextuelle. Cette opposition concerne par exemple le regard porté sur les artistes : l’approche esthétique ne considérerait les cinéastes que comme des génies désincarnés absous de tout ancrage dans la société tandis que l’approche culturelle ne considérerait l’individu que comme une somme de déterminismes sociaux. À nouveau, je ne comprends pas en quoi les deux perspectives seraient incompatibles. Il ne me semble pas que dire de Chantal Akerman qu’elle était femme, lesbienne, issue d’une famille juive de commerçants entre classes moyennes et petite bourgeoisie, soit lui faire injure. Notre place dans la société façonne notre expérience du monde et, en retour, contribue à façonner les mondes auxquels nous donnons forme à travers la création. Faire ce constat ne signifie pas pour autant réduire les individus à ces déterminismes, nier leur individualité et leur capacité à questionner, voire à transcender l’endroit d’où ils ou elles s’expriment à travers leur art. Il est juste de dire que certains travaux gender ont pu avoir ce travers, mais il me paraît tout aussi problématique d’ignorer totalement le genre, la sexualité, l’ethnicité, le milieu social d’un artiste comme s’il était sorti d’une rose ou d’un chou armé de ses chefs‑d’œuvre. Idem concernant les œuvres. Identifier des points communs entre un chef‑d’œuvre et d’autres films produits à la même époque, s’intéresser à la réception d’un film à une période donnée ou prendre en compte la manière dont différentes contraintes de production ont eu des conséquences sur sa réalisation peut se révéler très éclairant. Mais il est également nécessaire d’oublier un instant le contexte pour considérer l’œuvre pour elle-même, comme un monde en soi : elle nous parle de bien d’autres choses que de son contexte de création, que des individus qui l’ont conçue.
La troisième : l’esthétique porterait un regard « pur » sur le cinéma tandis que les gender studies pratiqueraient une forme de sociologie appliquée, plaquant sur le cinéma des grilles de lecture qui lui seraient tout à fait étrangères. D’une part, l’esthétique n’est pas née avec le cinéma, et les lectures esthétiques des films ont emprunté elles aussi à d’autres disciplines : philosophie, histoire de l’art, analyse littéraire, psychanalyse. Que ces grilles-là soient « bonnes » et que la grille gender soit « mauvaise », je veux bien le croire, mais pour quel motif ? Elle est certainement incomplète, insuffisante à élucider une œuvre dans sa complexité, mais quelle approche permet-elle d’accéder à la vérité tout-entière d’une œuvre ? Si l’on devait s’intéresser dans les films uniquement à ce qui est propre au cinéma (disons, le montage et les mouvements d’appareil), ne passerait-on pas tout autant à côté d’une part de ce qu’ils sont ? Le cinéma (tout du moins dans sa forme dominante, celle du cinéma narratif) n’est-il pas par essence un art « impur » ? Il est vrai que beaucoup de celles et de ceux qui s’expriment d’un point de vue gender sur le cinéma ont tendance à le faire en prenant insuffisamment en compte les spécificités du médium au nom d’une opposition caricaturale entre la forme et le fond (j’y reviendrai), ce qui donne effectivement ce sentiment qu’ils et elles « plaquent » quelque chose sur les films. Mais l’idée que les questions de genre ne concernent pas le cinéma, qu’elles lui sont tout à fait extérieures et qu’au fond on ne pourrait parler de questions de genre qu’au sujet des seules œuvres qui traitent explicitement de ces problématiques ne me semble pas plus recevable si l’on considère, à la suite de Teresa de Lauretis, que le genre (ou « sexe social », pour faire simple) est le produit de sa représentation, et que le cinéma fait partie des « technologies sociales » qui contribuent à sa construction. Entendons-nous bien : en tant qu’œuvres d’art, les films sont irréductibles aux seuls enjeux de genre. Mais en même temps ces œuvres d’art sont imprégnées par des conceptions du genre et de la sexualité et nourrissent en retour la société en les reconduisant ou en produisant à leur tour de nouvelles représentations qui circulent en dehors des films. En cela le genre n’est pas une problématique externe au cinéma puisque le cinéma contribue à produire le genre.
Dernière pierre d’achoppement : les féministes seraient les gardiennes puritaines de la morale alors que l’esthétique n’aurait « pas de compte à rendre à la morale». Là encore, il me semble qu’il y a de la part du camp « esthétique », tout du moins de la part d’une partie de ceux qui se définissent comme tels, une certaine hypocrisie. Il existe en France une tradition morale de la critique datant au moins de De l’abjection de Rivette et dont on trouve le prolongement dans tous les commentaires désobligeants sur le « cinéma d’entomologiste » de Michael Haneke ou « les films de petit malin » de David Fincher. Quand Stéphane Delorme écrit, dans le même numéro où son confrère pourfend le dragon Brey, que « l’argument fatal, c’est dire d’un cinéaste qu’il n’aime pas ses personnages, ses acteurs, qu’il ne sait pas aimer : qu’il veut juste se faire mousser, qu’il veut épater la galerie, qu’il joue au petit malin, ou pire, au salaud. Tous les cinéastes qui veulent humilier (ils ont été nombreux ces dernières années) sont OUT », de quoi s’agit-il si ce n’est précisément d’un regard moral porté sur les films et leurs auteurs ? Tout cela pour dire que la critique de cinéma n’a pas attendu le Regard féminin d’Iris Brey pour porter des jugements moraux sur les films et qu’elle en portera bien après elle. Personnellement, je ne suis pas du tout hostile à des lectures « morales » des films, bien au contraire, tant que l’analyse s’appuie avec précision sur l’œuvre, la prenne pour point de départ, et ne se contente pas de jugements personnels à l’emporte-pièce. Ce qui me gêne au fond, et il me semble que c’est un biais partagé par Iris Brey et certains textes des Cahiers période Delorme comme l’édito cité, c’est quand la réflexion cède la place à l’injonction, quand on souhaite plier les films à notre propre morale plutôt que de s’interroger sur les questions morales que nous posent les films.
Bref, pour conclure ce préambule, il me semble que les approches esthétiques et gender ont pour principal point commun de s’ignorer mutuellement et de considérer que leurs pratiques analytiques sont inconciliables en tout point alors qu’en réalité elles se complètent et qu’il est assez aisé de naviguer de l’une à l’autre. Mais cela étant dit, tu me feras remarquer avec raison que je tourne autour du pot : au fond, ces deux approches posent quand même des questions radicalement différentes aux films. L’une se demande : pourquoi tel film est-il une œuvre d’art ? Qu’est-ce qui fait sa beauté ? En quoi révolutionne-t-il les formes ? L’autre cherche « à mettre en évidence la façon dont le cinéma construit (ou plus rarement déconstruit) par toutes sortes de codes (narration, mise en scène, découpage, montage, éclairage, jeu de l’acteur, etc.), une vision hiérarchisée de la différence des sexes, autrement dit comment les films à la fois essentialisent les identités de sexe et les hiérarchisent. » Mais ne peut-on poser plusieurs questions différentes à un même objet sans considérer que toute perspective qui n’est pas la sienne n’est pas recevable ? En outre, comme le note Jean-Philippe Tessé, l’originalité – et à mon sens l’intérêt – de l’ouvrage d’Iris Brey est qu’il prétend précisément chasser sur les terres de l’esthétique et dépasser ces clivages.
Le « female gaze » n’est pas une solution
Pour comprendre en quoi l’essai d’Iris Brey se distingue des ouvrages français ancrés dans une perspective féministe ou gender qui l’ont précédé, il me semble qu’il est nécessaire – dernière digression – de jeter un coup d’œil en arrière. On peut dire que la critique féministe du cinéma a véritablement émergé dans la mouvance de la deuxième vague féministe, au début des années 1970. Une série d’essais est parue d’abord aux États-Unis pour dénoncer les représentations stéréotypées de personnages de femmes à l’écran puis, en Grande-Bretagne notamment, une réflexion plus universitaire s’est frottée à des problématiques plus complexes : on peut citer par exemple les analyses de Pam Cooke et Claire Johnston sur l’œuvre de Raoul Walsh ou Dorothy Arzner et évidemment le texte fondateur de Laura Mulvey, Plaisir visuel et cinéma narratif, croisant analyse narrative et des dispositifs de mise en scène pour mettre au jour la façon dont la division hiérarchisée entre les sexes structure le cinéma classique hollywoodien. Au fil des années 1970 – 1980, des autrices comme Ann E. Kaplan, Miriam Hansen, Mary-Ann Doane, Kaja Silverman, Teresa de Lauretis et bien d’autres dont les travaux n’ont jamais été traduits en français et des revues théoriques dédiées comme l’excellente Camera Obscura ont prolongé, chacune à leur manière, ces questionnements. L’influence des cultural studies a ajouté à des premiers travaux fortement influencés par la sémiologie et la psychanalyse d’autres questionnements, par exemple sur la réception genrée des œuvres et notamment de celles conçues pour un public féminin, souvent peu valorisées (mélodrames, soap operas). L’apport des études queer et postcoloniales est également venu souligner la nécessité de ne pas penser la question du genre indépendamment de celles des sexualités, de l’ethnicité et des classes sociales. Mais ce « virage culturel » a parfois fragilisé les liens privilégiés nouant spécifiquement la réflexion féministe à la théorie filmique, le cinéma étant placé au même niveau que les autres « technologies du genre » (publicité, télévision, etc.).
En France, la production intellectuelle croisant féminisme et cinéma est longtemps restée clairsemée. Dans les années 1970, des critiques comme Claire Clouzot ou Françoise Audé ont contribué à exprimer des problématiques féministes au sein de revues de cinéma comme Positif, Écran ou Image et Son. Un collectif de professionnelles, « Musidora », a été à l’initiative d’un livre collectif publié par les éditions Des Femmes en 1974 et Monique Martineau a dirigé en 1979 un précieux numéro spécial de CinémAction consacré au « Cinéma au féminisme ». Un certain nombre de festivals de films de femmes sont nés (Sceaux, Créteil) et plusieurs ouvrages sont parus : les deux volumes de Ciné-modèles, cinéma d’elles par Françoise Audé, Femmes d’images d’Émile Breton, Le Cinéma des femmes de Paule Lejeune. L’objectif de l’ensemble de ces initiatives et publications, on le comprend, tenait à valoriser le « cinéma des femmes » comme « contre-cinéma » dont les sujets et l’esthétique seraient radicalement différents du cinéma masculin. Mais cet intérêt s’est peu à peu dilué, la comparaison des films de Coline Serreau, de Nelly Kaplan, de Diane Kurys, de Marguerite Duras ou de Chantal Akerman contribuant à mettre à mal l’idéal d’une « création féminine » unifiée. Les principales intéressées craignaient du reste d’être prisonnières d’une étiquette qui leur donnait accès à des budgets inférieurs et les cantonnait à certains sujets. Une réflexion théorique féministe sur le cinéma n’a pas, à ma connaissance, pris forme en France à cette période. Il a fallu attendre la fin des années 1990 pour qu’un petit groupe de chercheuses et chercheurs commence à importer, non sans difficultés, en France les apports des gender et cultural studies en considérant souvent les analyses des premières théoriciennes féministes du cinéma comme datées de par leur ancrage sémio-psychanalytique. Il me semble important de le préciser : une étape a donc en quelque sorte été sautée, ce à quoi quelques publications récentes sont en train de remédier.
Parmi cette génération de chercheuses et de chercheurs, il me faut particulièrement distinguer Noël Burch (grand repenti de l’esthétique !) et Geneviève Sellier, auteurs d’une série d’ouvrages fraîchement accueillis et sur lesquels il me semble nécessaire de m’arrêter un instant notamment parce que Geneviève Sellier a été, à ma connaissance, l’une des premières à inaugurer ces dernières années un espace critique spécifiquement féministe en français : le site Genre et écran.
Dans ces livres universitaires, mais dont la lecture est tout à fait accessible au grand public, on retrouve un certain nombre des caractéristiques des travaux gender influencés par les cultural studies que j’évoquais précédemment. D’une part, un souci de refuser la subordination aux hiérarchies culturelles dans la constitution des corpus de recherche, puisque Burch et Sellier s’intéressent aussi bien au cinéma de la Nouvelle Vague qu’à celui dit de la Tradition de qualité ou à la fiction télévisée. Ils ont également le souci de replacer les films systématiquement dans leur contexte de production (grâce à la consultation d’archives) et de réception (à travers l’analyse détaillée de la presse et du courrier des lecteurs de revues populaires). Ce décloisonnement s’accompagne d’un déplacement de l’analyse, qui n’a plus seulement pour objet les qualités esthétiques des films ou leur analyse au prisme des intentions de leur auteur, mais aussi une réhabilitation de la question plus large du « sens » des œuvres – dans l’acception idéologique ou politique du terme – pour la société qui les a produites. Leurs travaux cherchent à rendre visible le fait que les créateurs évoluent dans un environnement historique, social, industriel qui façonne en partie et malgré eux leurs pratiques et que les films contribuent, au-delà de leurs qualités esthétiques, à la « fabrique » du genre.
Cette méthodologie (ouvrir les corpus, les ancrer dans un contexte, en questionner le « sens ») a fait preuve d’une efficacité redoutable pour dégager des tendances narratives de corpus larges, tendances qui mettent effectivement à mal « le concept réifié de l’auteur » absous des déterminismes sociaux et des contraintes industrielles. Elle me semble en revanche moins opérante par d’autres aspects, et notamment en ce qui concerne l’analyse interne des films. Dans un numéro de la revue Iris, Charlotte Brunsden questionnait la compatibilité des études filmiques et des gender/cultural studies, remarquant que « la difficulté dans l’application des cultural studies au cinéma est de prendre en compte à la fois la spécificité de l’un et de l’autre. » Les travaux de Burch et de Sellier se sont construits en réaction à « une certaine tendance » des études filmiques françaises à accorder une attention exclusive au style visuel des films au détriment de leur contenu narratif et de leurs implications politiques, historiquement mue par la volonté d’ériger le cinéma en objet légitime. Mais leurs détracteurs les ont souvent accusés du biais inverse : celui d’accorder trop d’importance au scénario comme seul porteur du sens, négligeant les questions de mise en scène et le jeu/la présence de l’acteur qui complexifient considérablement les représentations et leur réception. Il est vrai que les auteurs, en important les cultural studies anglo-saxonnes, ont parfois eu tendance à reproduire certains de leurs défauts, et notamment de prolonger dans leurs analyses une division artificielle entre le fond (« contenu ») des films et leur forme. Dans une même logique, leur entreprise de déconstruction des impensés des hiérarchies culturelles se heurte parfois à l’ambiguïté d’une posture à cheval entre théorie et critique. La velléité de hiérarchisation des œuvres qu’ils critiquent chez la doxa cinéphile n’est pas toujours absente de leurs travaux, même si la hiérarchie s’y trouve inversée : les cinémas dits « d’auteur » ou « expérimental » se voient discrédités comme élitistes et ennuyeux, n’offrant aucun autre plaisir à leurs spectateurs que celui de la distinction de leurs goûts vis-à-vis de ceux du grand public. Cela amène parfois leurs analyses à se reposer davantage sur des jugements de valeur que sur des arguments objectifs : on pourra ainsi opposer à Geneviève Sellier qu’il est bien possible de s’identifier à l’héroïne de Paris nous appartient et d’avoir de l’empathie pour elle, quelle que soit son ignorance ou sa naïveté. Il me semble enfin que toute réflexion de ce type risque de se heurter à deux écueils. D’une part, celui de ne voir dans les œuvres que l’expression de déterminismes sociaux au risque d’ignorer leur complexité. Ainsi, lorsque Sellier considère la Lola « fascinante et lointaine » de Jacques Demy comme l’expression de « l’idéalisation des personnages féminins » relevant « d’une fixation au stade préœdipien » d’un cinéaste homosexuel, elle omet par exemple de considérer que ce personnage est complété et contrebalancé dans le film par d’autres figures féminines moins idéalisées. D’autre part, celui de se placer dans une position d’arbitre ou de censeur – par exemple en qualifiant les films de « problématiques » du point de vue des représentations car non conformes à un idéal féministe ou à une réalité sociologique – plutôt que dans celle de l’analyste qui cherche à rendre visibles et à déconstruire des mécanismes de domination. Ces deux risques en dissimulent un troisième : celui d’essentialiser, de naturaliser le sexe biologique ou l’orientation sexuelle, de les ériger comme des acquis indépassables et préalables à la construction du genre et à son expression au sein des œuvres.
Malgré ces réserves, il me semble nécessaire de souligner le caractère pionnier des travaux de Burch et de Sellier. Un courant de recherche distinct, spécialisé en gender et cultural studies, a émergé dans leur sillage et dans celui d’autres chercheuses et chercheurs comme Raphaëlle Moine, mais il a souvent occasionné dans les départements de cinéma une rupture nette avec l’esthétique. Une scission similaire s’est prolongée dans l’espace critique. Là encore, il est nécessaire de saluer l’existence de Genre et écran et Le Cinéma est politique qui, jusqu’à récemment, étaient sans équivalents dans l’espace critique français (depuis, Slate et Les Inrocks s’y sont mis). Mais partant du constat légitime que les perspectives gender et culturelles sont complètement ignorées voire attaquées par les publications traditionnelles, la plupart des contributions publiées sur ces sites ont tendance à proposer une lecture des films à travers le seul prisme du genre (et des enjeux de classe, de race, de sexualité, etc.) érigé en unique critère d’appréciation des œuvres avec une attention quasi-exclusive au récit au détriment de la mise en scène. Un « bon film » y équivaut à un « film progressiste du point de vue des représentations », et on y lit régulièrement des attaques tout aussi véhémentes et outrancières contre la critique d’inspiration esthétique ou « formaliste » que celles que cette dernière adresse aux féministes. Ainsi, plutôt que de croiser ces deux perspectives pour aller de l’avant, une échelle de valeurs se voit simplement substituée à une autre, chacun prêche pour sa paroisse et les lignes ne bougent pas.
Avec Le Regard féminin, Iris Brey témoigne d’une volonté salutaire de redistribuer les cartes et d’occuper un espace laissé vacant. Peut-être, avant de donner mon point de vue, me faut-il ici tenter de résumer rapidement le propos de l’autrice dans son ouvrage. Elle définit dès les premières pages le regard féminin ou female gaze comme « un regard qui nous fait ressentir l’expérience d’un corps féminin à l’écran » (et non un regard créé par des femmes cinéastes, selon l’acception fréquente du terme en France depuis les années 1980). Ce concept liant corps et regard est défini dans le premier chapitre à la fois en écho au male gaze théorisé par Laura Mulvey et dans la lignée de lectures féministes de la phénoménologie de Merleau-Ponty, valorisant l’expérience corporelle du personnage féminin et du spectateur/de la spectatrice.
Selon l’autrice, pour qu’une œuvre puisse être qualifiée de female gaze :
Il faut narrativement que :
1) Le personnage principal s’identifie en tant que femme ;
2) L’histoire soit racontée de son point de vue ;
3) Son histoire remette en question l’ordre patriarcal.
Il faut d’un point de vue formel que :
1) Grâce à la mise en scène le spectateur ou la spectatrice ressente l’expérience féminine ;
2) Si les corps sont érotisés, le geste doit être conscientisé (Laura Mulvey rappelle que le male gaze découle de l’inconscient patriarcal) ;
3) Le plaisir des spectateurs ou spectatrices ne découle pas d’une pulsion scopique (prendre du plaisir en regardant une personne en l’objectifiant, comme un voyeur).
Dans les chapitres suivants, Brey met ensuite son concept à l’épreuve de diverses thématiques (dans l’ordre : le désir, le viol, la jouissance et « le corps en mouvement des femmes déchaînées ») en tentant de distinguer comment male gaze et female gaze s’en emparent. Elle se donne ainsi deux objectifs : celui de « redonner [aux films], ainsi qu’à leurs réalisatrices, une place dans l’histoire du cinéma, mais aussi de générer une poésie des images, dans le sens de poesis, de création d’un langage visuel commun » en tissant des filiations entre œuvres du passé et du présent.
L’ouvrage témoigne d’une volonté louable de dépasser certains écueils traditionnels reprochés traditionnellement aux approches féministes ou gender. D’une part, la tendance à se limiter à une simple analyse des représentations, c’est-à-dire à la fois de s’intéresser à la seule présence de personnages féminins à l’écran et à leur place dans le récit ; et de présupposer l’existence d’un référent réel que les films devraient refléter. Et son corollaire : suggérer qu’il existe de « bonnes » et de « mauvaises » représentations et d’instaurer des tabous (par exemple : « on doit représenter le viol de telle ou telle manière », voire « on ne peut pas le représenter du tout », à laquelle l’autrice répond par exemple en défendant Elle de Verhoeven, très critiqué à sa sortie). Iris Brey tente en effet non seulement de réintégrer à la critique féministe grand public du cinéma les enjeux de mise en scène (elle parle de scénario ou de personnages autant que de cadrages et de mouvements de caméra) mais aussi d’appréhender les corps et leur figuration et la capacité du spectateur (quel que soit son genre), à faire corps avec la figure (féminine) à l’écran. Chemin faisant, elle laisse entrevoir la possibilité d’une pensée critique qui entremêlerait appréciation esthétique et lecture politique des œuvres : je ne peux qu’abonder dans le sens de l’autrice quand elle note que « réfléchir à la manière dont les femmes sont représentées est une démarche esthétique autant que politique». Brey évite par ailleurs de se limiter aux seuls films de femmes (même s’ils sont privilégiés dans ses analyses) en rappelant que des cinéastes comme Alain Resnais ou Paul Verhoeven ont pu mobiliser ce « regard féminin » dans certaines de leurs œuvres. Elle dialogue autant avec des classiques qu’avec des œuvres plus récentes et ne choisit pas son camp entre cinéma d’auteur, cinéma populaire et télévision puisque l’ouvrage fait se rencontrer Wonder Woman et Jeanne Dielman, Agnès Varda et Jill Soloway, Dreyer et Game of Thrones. Il faut aussi saluer une écriture relativement accessible (même si parfois un peu rêche et mécanique) et une volonté de porter auprès du grand public des questionnements qui, jusqu’à présent, avaient peu quitté les rangs de l’université. Cependant, si les intentions de l’ouvrage me paraissent louables, leur mise en œuvre est à mon sens loin d’être convaincante.
Ma principale réserve concerne l’inactualité (je me retiens d’écrire « l’inanité ») de son concept central, « le regard féminin », un point sur lequel sont revenues de manière très précise et complète Teresa Castro et Émilie Notéris. Elle trouve son origine dans ma propre conception du féminisme (il existe DES féminismes comme il existe DES esthétiques), qui est marquée par le tournant queer du début des années 1990. C’est-à-dire – très grossièrement – que plutôt que de percevoir le genre comme une construction sociale s’imprimant sur une binarité sexuelle biologique, j’aurais plutôt tendance à l’envisager comme une production discursive qui construit l’idée de la binarité sexuelle, poussant chaque individu à s’identifier comme homme ou femme et à associer à ces catégories d’autres binarismes : féminin/masculin, nature/culture, corps/esprit, pureté/impureté etc. Or le concept d’Iris Brey, non seulement reprend comme un acquis une division binaire féminin/masculin, mais adosse aussi le « regard féminin » qu’elle théorise à « l’expérience d’un corps féminin à l’écran ». Cela me gêne d’une part parce qu’en 2020, il me semble quelque peu contre-productif de s’intéresser au genre du seul point de vue d’un féminin chevillé au corps des femmes et de le dissocier de la sorte des sexualités, des ethnicités, des classes sociales, bref de penser la domination masculine indépendamment de toutes les autres. (Il est nécessaire de préciser ici qu’Iris Brey semble avoir parfaitement conscience des reproches d’essentialisme auxquels son concept l’expose. Elle l’explicite dès l’introduction en rappelant qu’en parlant du corps féminin, elle inclut à la fois femmes cisgenres et transgenres, et fait une brève référence à E. Ann Kaplan, Jack Halberstam et bell hooks en conclusion. Mais le fait est que les exemples choisis dans le reste de l’ouvrage ne témoignent absolument pas des précautions rhétoriques prises par l’autrice.) D’autre part, de ce binarisme masculin/féminin pris pour acquis sans jamais être questionné découle en cascade toute une série d’autres binarismes articulés les uns aux autres (regardant/regardé, sujet/objet, actif/passif) et connotés de manière positive ou négative, qui restreignent d’emblée la manière dont l’autrice appréhende les films qu’elle analyse.
Il me semble que le problème vient en partie des bases théoriques de l’ouvrage, et notamment de l’utilisation très instrumentale du male gaze théorisé par Laura Mulvey. La critique de Mulvey, dans son article initial, portait sur une cinématographie spécifique (le cinéma hollywoodien de l’ère classique en général, Hitchcock et Sternberg en particulier), croisait analyses du récit et des dispositifs de mise en scène, proposait une critique d’une conception industrielle du cinéma tout en cherchant à y trouver des alternatives et se fondait sur des concepts psychanalytiques tels que le voyeurisme, le fétichisme, la scopophilie, etc. Or, si revenir « à la source Mulvey » semble une initiative intéressante, j’ai le sentiment qu’Iris Brey la mobilise d’une façon quelque peu problématique. Tout d’abord, parce que sa lecture semble prendre le male gaze comme un concept universel et intemporel qui sous sa plume paraît concerner toutes les cinématographies à toutes les époques et la grande majorité des films. Cela ne va pourtant pas du tout de soi. C’est, en réalité, ce qui rend aussi gênant la façon dont elle jongle de Chantal Akerman à Wonder Woman : ce n’est pas tant une question de hiérarchie du bon goût que de contextes industriels et culturels complètement différents qui mériteraient au moins d’être explicités. Ce faisant, elle perd au passage l’une des qualités des travaux de Burch et de Sellier qui avaient le mérite d’ancrer leur réflexion dans un contexte, dans une cinématographie d’une époque et d’un lieu précis.
Le deuxième problème vient de l’articulation délicate de la pensée de Mulvey avec la phénoménologie. Iris Brey voit dans cette dernière le moyen d’échapper à la fois à l’ancrage psychanalytique de la pensée de l’autrice britannique et à la façon schématique dont elle envisage l’identification du spectateur (point précis que Mulvey a pourtant elle-même nuancé dans ses articles ultérieurs). Mais en réalité, elle retient l’association au male gaze des concepts psychanalytiques tirés du texte de Mulvey (scopophilie/voyeurisme/fétichisme) tout en associant au female gaze ceux qu’elle emprunte à la phénoménologie (un rapport « haptique », de l’ordre du toucher, au film, prenant en compte la corporéité du spectateur/de la spectatrice et de l’image). Cela donne parfois l’impression que l’autrice mélange les torchons et les serviettes : pourquoi ne pas repenser également le male gaze à travers le prisme si fécond de la phénoménologie ? Pourquoi les films étiquetés male gaze par l’autrice flatteraient-ils la pulsion scopique du spectateur tandis que les films female gaze relèveraient d’un rapport haptique à l’image ? S’ajoute à cela le fait que, malgré le fait que Brey prétende tenir à distance la perspective psychanalytique de Mulvey, les thématiques qu’elle choisit de traiter dans son livre (le désir, le viol, la jouissance) l’y ramènent inéluctablement – elle n’est peut-être donc pas à rejeter tout à fait.
Je me rends compte que je donne l’impression de chipoter sur des questions méthodologiques, mais il me semble que cet usage simultané de deux conceptions différentes du rapport du spectateur à l’image contribue à une certaine confusion pour le lecteur. Autre motif de confusion, dans le sens cette fois de la production plus que de la réception de nos deux gazes : leur définition complexe associant de manière asymétrique une manière de regarder (assujettir l’autre par le regard OU instaurer un rapport d’égalité entre regardant et regardé), une manière de filmer le corps (corps objet-sexualisé OU corps sujet-non-sexualisé) et le genre du sujet/objet regardant/regardé (homme ou femme). Le plan de Brad Pitt torse nu dans Once Upon a Time in Hollywood ne relève ainsi pas du female gaze mais du male gaze tout comme Now Apocalypse d’Araki où les corps féminins comme masculins sont « chosifiés et sexualisés ». Le male gaze ne serait donc pas lié au genre du regardant/regardé mais uniquement à une façon de mettre en scène les corps. En revanche, l’héroïne de La Vie d’O’Haru femme galante n’est pas « montrée à travers le male gaze » mais comme Mizoguchi n’adopte pas son point de vue, il n’y a pas female gaze car « là où le female gaze devient genré, où il devient “féminin”, c’est quand les spectateurs vivent ce que ressent une héroïne, un personnage de genre féminin. » [Moment de confusion pour le lecteur : il y a donc un regard féminin féminin et un regard féminin non féminin ?] Tout ce que réussit in fine à exposer cette pénible classification, c’est le non-sens de cette bi-catégorisation schématique, qui exclut les films (nombreux) qui n’appartiennent ni à une catégorie ni à une autre, qui sont par conséquent peu ou pas interrogés – même si l’autrice ne nie pas leur existence et développe dans quelques pages du quatrième chapitre un troisième concept esquissant une pensée des sexualités : le male gaze queer – alors qu’ils ne sont à mon sens pas moins intéressants d’un point de vue féministe.
Dernière remarque méthodologique, sur l’idée de passer par la phénoménologie pour valoriser « l’expérience féminine » car « peu d’expériences concernant le corps féminin (physiologiques ou sociologiques) sont montrées à l’écran ». C’est un constat qu’il me semble difficile de nier et une piste fort intéressante pour les raisons que j’exposais précédemment, c’est-à-dire de dépasser la seule analyse narrative des représentations. Malheureusement, ce souci du corps (uniquement féminin) et de la façon dont il est mis en scène (enfin, surtout, dont il est ou non sexualisé) semble devenir le seul paramètre pour appréhender les films. Plutôt que d’enrichir les approches « narratives », qui n’avaient pas que des défauts, l’approche « phénoménologique » – ou tout du moins qualifiée comme telle – semble se substituer à elles. En se contentant parfois de commenter sur telle ou telle manière de filmer les corps féminins, ou de saluer la présence à l’écran de telle partie du corps ou de tel « évènement » auquel il est confronté (orgasme, accouchement, menstruations), Brey écarte parfois les manières complexes et ambivalentes dont les figures féminines peuvent également s’affirmer comme sujets dans les films. J’ai envie d’évoquer à nouveau Mektoub, My Love puisque l’autrice choisit cet exemple, mais un autre film qui me viendrait en tête serait Choses secrètes de Brisseau. Les deux cinéastes sexualisent à outrance les personnages féminins (et jamais les hommes) à travers les dispositifs narratifs et filmiques qu’ils mettent en place autour d’elles et dans la manière dont leurs corps sont mis en scène. Et pourtant, par la présence et l’énergie des actrices, par la place active que les protagonistes s’octroient dans la fiction, elles me semblent bel et bien exister comme sujets autonomes avec, dans le cas de Choses secrètes, une capacité d’agir qui semble dévorer le film de l’intérieur et mettre en abyme leur propre situation dans le dispositif de mise en scène. Par ailleurs, en tant que spectateur, il m’est difficile de déterminer si je suis « avec elles », mais j’ai bien plus d’empathie (concept jeté par Brey avec l’eau du bain de l’identification) pour elles que pour les protagonistes masculins. Il me semble que c’est le souci de restreindre ainsi les outils dont on s’arme pour aborder un film : on risque de passer à côté de ses contradictions et de sa complexité. Ne serait-ce, par exemple, qu’en tenant pour acquis qu’une figure sexualisée, érotisée est forcément « objet », « passive », « réduite » alors qu’elle peut être, dans l’économie d’un film, beaucoup d’autres choses et même se retourner contre son créateur.
Finalement, que produit l’élaboration de ce concept de female gaze ? « Redonner [aux films], ainsi qu’à leurs réalisatrices, une place dans l’histoire du cinéma ? » L’ouvrage s’achève par une filmographie d’œuvres female gaze essentiellement franco-américaines où l’on trouve des œuvres d’Alice Guy, de Germaine Dulac, d’Agnès Varda, de Chantal Akerman, de Barbara Loden, de Dorothy Arzner, bref les usual suspects qui apparaissaient déjà dans les ouvrages sur « le cinéma des femmes » dès les années 1970, auxquelles sont adjointes quelques films et séries plus récents et une poignée de films réalisés par des hommes (Hiroshima mon amour, Elle, La Passion de Jeanne d’Arc). Je me demande un peu, à vrai dire, dans quelle dimension parallèle ces œuvres et cinéastes remarquables n’ont pas leur place dans l’histoire du cinéma. Mais surtout quelle est, au fond, la visée de cette liste de films d’un point de vue féministe ? Même si Iris Brey se défend que son travail ait une visée prescriptive, on en revient tout de même à l’idée d’une sélection de films véhiculant de « bonnes représentations / figurations » auxquels s’opposeraient les autres. Or – et plusieurs exemples développés par Iris Brey dans son livre le prouvent – n’est-ce pas l’analyse des films « problématiques », parce qu’ils choquent, parce qu’ils provoquent le dégoût, parce qu’ils posent des questions, qui nous permettent le mieux d’opérer une critique féministe des œuvres ? Comme le note Émilie Notéris, ce point d’arrivée a plutôt des airs de point de départ et l’ouvrage, au lieu d’ouvrir les possibles, semble les refermer aussitôt.
Au fond, l’échec principal du livre est de ne pas réussir à expliciter précisément ce que toutes ces œuvres peuvent réellement avoir en commun, si ce n’est le fait de proposer de « meilleures » représentations. Le label female gaze, qui devait permettre de « générer une poésie des images » n’élucide rien parce qu’il aborde d’emblée les œuvres en les enfermant dans une catégorie plutôt que de les examiner une à une dans leur singularité et d’en dégager dans un deuxième temps des traits communs. Le regard féminin d’Iris Brey bute ainsi sur le fait d’être conçu en réponse à un autre concept plutôt qu’à partir des œuvres : l’autrice ne cesse de le redéfinir, de l’amender, de le tordre au fil de son ouvrage pour y faire entrer des films trop différents tant dans leur forme que sur le plan des sujets qu’ils traitent. De cet échec découle pour moi la déception que la critique féministe échoue à rencontrer véritablement la critique esthétique, au sens où l’analyse ne débouche jamais vraiment sur une conception du beau à la croisée de l’éthique et des formes. Brey parvient certes à identifier différentes stratégies visuelles et sonores permettant l’expression de la subjectivité féminine (même si, encore une fois, c’est une réflexion que l’on souhaiterait voir prolongée à tous les corps de l’altérité !) ; elle est également convaincante quand elle défend l’aspect novateur de certaines mises en scène du corps et du désir. Mais ces idées se retrouvent englouties au milieu d’une démonstration hasardeuse, masquées par ce grand concept qui, en plus d’être critiquable d’un point de vue féministe, se révèle bien trop vague et attrape-tout pour être mobilisable dans le cadre d’analyses esthétiques des œuvres. On sent pourtant un intérêt sincère pour une certaine esthétique romanesque, lyrique et sensuelle : ses analyses les plus complètes et convaincantes sont celles qui portent sur les objets les plus proches de cette sensibilité, notamment les films de Jane Campion et de Céline Sciamma, qui auraient sans doute dû fournir le point de départ de sa recherche sans se voir pour autant tamponnées d’un quelconque label « féminin ». Dès qu’elle aborde des œuvres éloignées de ces formes, l’analyse devient du reste plus maladroite et lacunaire (ce qu’elle dit de Jeanne Dielman de Chantal Akerman, par exemple, est erroné : Jeanne ne jouit pas pour la première fois à la fin du film, elle jouit encore), peut-être aussi parce que beaucoup de films sont évoqués trop brièvement.
Je réalise bien que j’adresse ici à Iris Brey un certain nombre de critiques très dures sans proposer moi-même de solutions aux problèmes que soulève son analyse. Peut-être faut-il tout simplement se reposer un instant la question de ce que l’on peut attendre ou espérer en questionnant les films d’un point de vue féministe/gender. Disons au moins deux choses. Du point de vue du féminisme, il me semble qu’il s’agit moins de débusquer les représentations « problématiques » – au sens où, de toute manière, la représentation parfaite n’existe pas – ou de « valoriser le féminin » que de décortiquer la manière dont les films construisent ou déconstruisent le genre (et la sexualité, et la race, etc.) et naturalisent la hiérarchie entre les sexes, en partant des films et non de leur comparaison avec la réalité. Cela n’a rien à voir avec déterminer si un film est bon ou non, et cela n’a à voir avec l’esthétique que dans la mesure où toute analyse féministe ou non d’un film devrait interroger une œuvre en prenant compte des spécificités du médium. Mais cette critique féministe, si elle doit exister indépendamment de la critique traditionnelle, ne doit pas être mise à l’écart car elle ouvre les yeux et ouvre des possibles. Il ne s’agit pas pour la critique de cinéma de mettre en valeur toutes les œuvres au service d’un discours féministe ou de valoriser d’un point de vue critique les films qui « rendent sensible l’expérience du corps féminin », mais de s’appuyer sur la critique féministe des films pour mettre au jour les automatismes et les lieux communs dans l’écriture et la mise en scène, dans les représentations des identités et les figurations des corps qu’ils soient féminins, masculins ou non binaires, cisgenres ou transgenres, sexuels ou asexuels, gay ou straight, noirs, blancs, bruns, humains ou non humains. Car au fond, là où le féminisme rejoint l’esthétique, c’est en exposant le caractère convenu, réactionnaire, académique de certaines conventions visuelles et narratives. À ce titre, l’anecdote la plus parlante de l’ouvrage d’Iris Brey est celle où Desiree Akhavan lui raconte que son chef-opérateur, par pur automatisme, avait centré le corps d’une comédienne en train de danser dans le cadre de manière à mettre en valeur sa poitrine. Elle l’avait poussé à se déplacer jusqu’à ce que la comédienne se retrouve au bord du cadre et soudain c’est le mouvement du corps plus que la sensualité de ses formes que l’on distinguait dans l’image.
Pour une épistémologie du goût
Ces dernières réflexions m’amènent au point qui cristallise peut-être le plus la méfiance de la critique traditionnelle envers les apports des gender et cultural studies. Un reproche régulièrement adressé à ces approches est que leur savoir, leur parole, sont situés, politiquement marqués, voire communautaristes, alors que les savoirs, les discours des disciplines traditionnelles seraient par essence objectifs et universels. Or ce qu’un regard féministe permet de dévoiler, c’est précisément les impensés épistémologiques à la racine de la supposée objectivité des autres disciplines : en médecine, par exemple, où les études cliniques et l’élaboration de grilles de symptômes pour certaines maladies ont souvent été effectués sur les seuls sujets masculins, où l’on n’a longtemps jamais envisagé sérieusement de concevoir une pilule contraceptive adaptée à l’appareil reproductif masculin. Cette remise en question concerne également les arts. Il me semble qu’actuellement la conception dominante du goût est héritée de l’héritage kantien du jugement esthétique comme essentiellement universel et situé en dehors de la politique. Or la critique féministe puis queer et culturelle a souligné que précisément le goût lui aussi était situé, que les hiérarchies culturelles (le bien-nommé patrimoine) avaient été construites essentiellement par et pour les hommes/les blancs/les hétéros, et que non seulement le type d’objets valorisés mais aussi les critères d’appréciation des œuvres portaient la marque du genre. C’est au fond ce que reproche Iris Brey aux Cahiers du cinéma quand elle dénonce en conclusion de son livre, le dédain de la revue pour le « regard féminin » et les réalisatrices, en s’appuyant malheureusement sur des exemples facilement réversibles (l’adjectif « impensé », adressé par les critiques des Cahiers aux films de Céline Sciamma, de Catherine Corsini et d’Alice Winocour est également utilisé dans la revue pour qualifier des cinéastes masculins).
Je m’autoriserai ici une parenthèse personnelle pour rendre plus sensible en quoi cette idée n’est pas qu’une vue de l’esprit. Depuis l’adolescence, j’ai deux amours : la pop et le cinéma. Ma famille n’étant pas très tournée vers la culture – tout du moins vers la culture dite légitime –, je n’avais aucun sens de ce qu’était censé être « le bon goût », si ce n’est le nombre de 7 qu’obtenait un film dans Télé 7 Jours. Ma culture s’est donc progressivement construite grâce à la lecture de la critique : d’abord Les Inrocks puis Les Cahiers et Chronic’Art. Je notais dans les critiques des disques et des films que j’aimais les références à leurs influences supposées, je remplissais des tableurs Excel entiers à partir des classements de fin d’année, de fin de décennie, de meilleurs disques ou de meilleurs films de tous les temps que je trouvais ici et là. Assez rapidement, j’ai réalisé que j’étais un peu « à côté » des canons dominants ; j’aimais des œuvres et des artistes « respectables » mais pas ceux qui comptaient le plus, qui étaient au sommet de la pyramide des chefs‑d’œuvre pour la majorité des personnes au goût sûr. Et cela avait à voir avec la réception genrée des œuvres. L’exemple de la musique est assez parlant de ce point de vue. Dès la fin de l’adolescence, j’ai manifesté un intérêt marqué pour la pop et le rock indépendants, mais je n’arrivais pas vraiment à partager mes goûts avec les autres garçons qui s’intéressaient à ce type de musique parce que j’écoutais beaucoup d’artistes féminines alors qu’eux n’en écoutaient quasiment pas et qu’au fond ça ne les intéressait pas du tout. Des genres entiers associés de manière privilégiée aux femmes étaient mal considérés : par exemple, les singer-songwriters de la génération Lilith Fair comme le R&B américain des années 1990 – 2000. Quand certaines artistes issues de ces genres étaient appréciées (Kelis, Fiona Apple) c’était souvent en soulignant en quoi elles représentaient une exception par rapport à leurs paires et elles étaient toujours comparées à d’illustres aînées, toujours les mêmes (Joni Mitchell, Kate Bush, Aretha Franklin). Leurs réussites étaient souvent attribuées à leurs producteurs : les disques de Suzanne Vega produits par Mitchell Froom étaient les seuls intéressants comme celui d’Aaliyah produit par Timbaland. Il ne s’agit que de quelques exemples qui me viennent en tête spontanément. Toujours est-il que j’ai appris à ne pas parler de mes disques de Tori Amos, de Janet Jackson, de Saint Etienne parce qu’ils étaient mal considérés et que j’avais peur de ne pas être pris au sérieux.
Le cinéma n’est pas bien différent. Aujourd’hui encore, et les récentes frictions entre Emily Barnett des Inrocks et les rédactrices des Cahiers du cinéma l’ont rappelé, la critique est un milieu socialement très homogène, boys club majoritairement hétérosexuel, blanc, parisien, issu des classes cultivées. C’est aussi un milieu assez endogène, où les réputations des films et des auteurs se font au moins autant au contact avec les autres que devant un écran. Non seulement beaucoup de gens aiment les mêmes films au même moment, mais ils les aiment souvent pour les mêmes raisons. Peut-être la beauté n’a‑t-elle pas de sexe, pas de race, pas d’ancrage social ; mais lorsque celles et ceux qui la désignent, qui la théorisent se ressemblent tant, quand ils se passent les relais de traditions critiques dont les hérauts leur ressemblaient aussi beaucoup, comment en être certain ? Il ne s’agit pas d’essentialiser un goût « masculin », « féminin », « gay », « noir », mais il me semble nécessaire de ne pas s’aveugler sur ce qui dans notre appréciation des œuvres relève – je me répète –, de là d’où nous parlons et de ce que nous avons vécu. Je ne crois pas, comme l’avance Barnett, que des rédactions plus paritaires consacreraient soudain le triomphe du « regard féminin » dans les revues de cinéma. Mais je crois que des pans entiers du cinéma ne sont pas bien vus, demeurent méconnus, non par malveillance mais par absence de curiosité. Je crois que certains genres, certains films, certains auteurs, certains sujets sont abordés, inconsciemment, de manière biaisée : je me rappelle découvrir les critiques publiées à la sortie de Thé et Sympathie de Minnelli qui écartaient toutes le sujet du film, qui m’avait bouleversé, comme tout à fait anecdotique ; je pense à la remarque d’un bon ami pour qui les films de Penny Marshall sont « en réalité des films de James L. Brooks » et au texte quasi-injurieux commandé par la Cinémathèque pour la rétrospective Dorothy Arzner ; à la façon dont la rédaction des Cahiers parle de l’héroïne d’Hiroshima mon amour dans une célèbre table ronde sur le film. Je crois que malgré nous, il y a des choses que l’on ne ressent pas, que l’on ne réfléchit pas, que l’on ne voit pas bien dans les films et que l’on a tendance à écarter de nos analyses : le viol et sa mise en scène, par exemple, quand on est un homme. Je crois que certains films honnêtes mais sans éclat particulier ont été portés aux nues pour des raisons qui n’ont rien à voir avec leur ambition ou leurs qualités formelles – et ça ne me choque pas. Il y a les films que l’on admire et qui nous apprennent quelque chose du cinéma et il y a les films que l’on aime passionnément, viscéralement. Et cela a à voir autant avec une réussite formelle qu’avec autre chose, qui s’entremêle aux formes et en est indissociable, voire qui touche plus fort, plus immédiatement qu’elles. Personnellement je ne considère pas la saga Antoine Doinel de Truffaut comme un monument de cinéma, mais pour beaucoup de mes amis, elle l’est, et je pense que cela a beaucoup à voir avec ce qu’ils projettent d’eux-mêmes dans la figure d’Antoine Doinel.
Parce que l’histoire du cinéma a été écrite par certaines personnes plutôt que par d’autres, je crois que cet amour viscéral pour un film, certains l’ont ressenti si fréquemment devant les chefs‑d’œuvre consacrés qu’il est presque de l’ordre de l’évidence, qu’il en devient invisible. Pour ma part, je me rends compte rétrospectivement que j’ai souvent investi d’un amour semblable les œuvres mettant en scène des trajectoires d’émancipation de figures féminines (la grande blague de mes proches : « c’est un film de grande bourgeoise désespérée, c’est tout à fait pour toi »). À vingt ans, au moment où j’ai découvert Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda – CQFD –, qui m’a fait réellement comprendre ce que pouvait être le cinéma, j’ai vu Mysterious Skin de Gregg Araki, qui m’a dévasté comme jamais aucun film auparavant. Ce n’était pas à proprement parler une question d’identification ; je ne me sens en soi pas plus proche des héros d’Araki que de ceux de John Ford. Ce n’était pas que l’homosexualité des personnages, c’étaient des situations et des manières de les mettre en scène qui me semblaient tant épouser ma sensibilité que j’avais l’impression qu’elles émanaient de moi. Je ne pense pas, par exemple, que la confession de River Phoenix à Keanu Reeves dans My Own Private Idaho de Gus van Sant provoque tout à fait la même émotion chez quelqu’un qui a vécu cette situation précise que chez quelqu’un d’autre. Cette impuissance mêlée de honte d’être fou amoureux d’une personne du même sexe qui ne pourra jamais vous aimer, devoir avouer son amour comme un second coming out avec la quasi-certitude (tempérée par un maigre espoir) d’être rejeté… Je ne crois pas que la puissance tragique de cette séquence et sa tension érotique, au fond, tout ce qui fait sa beauté à mes yeux, soit aussi vivement perceptible pour certains de mes amis qu’elle l’est pour moi. Une lame se plante profondément dans la chair quand on ressent ce sentiment-là pour la première fois. Et je crois que cette expérience n’est pas commune à tout le monde, que beaucoup de gens n’ont jamais connu cette prise de conscience, qu’ils ne savent pas ce que c’est que d’ignorer des pans entiers d’eux-mêmes, absents de la majorité des films, et de les voir éclater au grand jour dans des œuvres qui autour d’eux sont, au mieux, considérées comme des réussites mineures. Alors cela m’interpelle de constater que chez Whit Stillman mes amis préfèrent Barcelona, son seul film centré sur des protagonistes masculins, ou chez Gregg Araki, White Bird in a Blizzard, son film le plus straight. Pour eux, c’est de l’ordre de l’évidence, de la vérité objective. Je n’en suis pas si certain.
Je crois que le féminisme change notre rapport aux films, à la musique, dans la mesure où il permet de s’émanciper de canons qui peuvent apprendre beaucoup mais se révéler tout aussi lacunaires qu’écrasants. Il y a une violence terrible à aimer des œuvres et des artistes qui n’intéressent pas autrui, ou à constater un engouement unanime pour des œuvres dont on ne comprend pas l’attrait en s’entendant répondre que la beauté est de l’ordre de l’évidence et de l’objectivité. Je ne sais pas si je suis tout à fait d’accord avec Noël Burch lorsqu’il voit dans la recherche de l’abstraction pure et le rejet farouche de l’émotion comme impure, dans le goût obsessionnel des hiérarchies et des classements, dans l’obsession de l’unité et de la répétition du même dans l’appréciation des films l’expression de la masculinité hégémonique. Mais je suis certain que ce paravent de l’esthétique-pure-et-dure derrière lequel se réfugient certains, comme des soldats à l’agonie derrière les remparts d’une citadelle assiégée, a bon dos. En se targuant d’une objectivité totale et au fond très abstraite sans pour autant que leurs pratiques témoignent réellement de la rigueur analytique dont ils prétendent être les défenseurs, ils ouvrent précisément une brèche à l’existence d’une pensée qui, par défiance, à force d’être narguée pour sa subjectivité et son « émotivité », met un point d’honneur à écarter totalement l’analyse des formes.
À la négation totale de toute influence de l’ancrage social et culturel sur le goût s’oppose en effet un excès inverse, une forme de relativisme où tout « contenu » culturel deviendrait équivalent à un autre et où l’œuvre serait désaffectée, perçue uniquement à travers les « lectures » que peut en faire le spectateur. Je partage avec Noël Burch et Geneviève Sellier la certitude que les fictions télévisées ou le cinéma français classique méritent d’être considérés comme objets d’études dignes d’intérêt au même titre que Godard ou le cinéma expérimental ou que des spectatrices et spectateurs puissent en faire des lectures subversives très éloignées de l’aliénation des masses. Mais est-ce à dire pour autant que Vivre sa vie et Joséphine Ange Gardien sont des œuvres de qualité équivalente ? Le risque aussi de ne voir à nouveau dans les goûts que l’expression de déterminismes sociaux, de l’élitisme (qui serait « essentiellement masculin »), du souci de la « distinction ». J’ai parfois rencontré en colloques des personnes qui s’étonnaient que je puisse aimer Muriel de Resnais autrement que par snobisme, que pour me faire mousser auprès de mes amis cinéphiles. Avec cette idée un peu rance de l’existence d’un bon sens populaire qui saurait reconnaître les chefs‑d’œuvre véritables face aux arnaques arty destinées à une élite qui ne prendrait aucun plaisir devant les films de Godard, mais prétendrait les aimer pour se faire bien voir en société. Il y a effectivement une forme de snobisme, un souci de distinction chez une partie des cinéphiles, ainsi qu’une forme de mépris de principe pour certains objets culturels, et notamment ceux identifiés comme « féminins ». Mais quand une pensée supposément subversive en vient à défendre les objets les plus conservateurs esthétiquement et à reconduire les hiérarchies imposées économiquement par l’industrie, il me semble que l’on touche à une forme d’impasse. La diversité des formes a autant d’importance que la diversité des représentations car elle aussi transforme le regard, ouvre sur une altérité. Je n’oublierai jamais que la critique esthétique a été mon éducation à l’image, qu’elle m’a appris à voir qu’un film racontait davantage que son scénario. Effectivement, elle a transformé mon regard et je ne vois pas un film comme le voient ma mère, mon grand-père, certaines et certains de mes amis. Mais ce n’est pas plus mal : sans elle, je serais incapable d’avoir accès à certaines dimensions d’une œuvre et de l’analyser correctement, y compris d’un point de vue gender.
Comme je l’écrivais plus haut, la critique féministe et culturelle a pu avoir tendance à déborder sur un terrain qu’elle prétendait éviter : celui de construire de nouvelles hiérarchies à partir de ses propres critères et d’écarter les autres. Quelques unes de mes connaissances estiment la valeur d’un film au fait qu’il véhicule ou non de bonnes représentations et créent autour d’elles un safe space où elles sont à l’abri de tout ce qui serait susceptible de les offenser. C’est peut-être à elles, d’ailleurs, que s’adresse la filmographie dressée par Iris Brey. Parce que l’esthétique n’a pas su ou souhaité prendre en considération certains aspects des films, il y a la tentation de mettre en procès jusqu’à l’idée-même de beauté. C’est le sens de la critique de Laure Murat, quand elle écrit : « La perfection formelle de Blow Up écrase et étouffe le scandale qu’il recèle. La fétichisation du beau efface l’horreur. Elle annule le forfait. » Or la beauté de Blow Up ne dissimule en rien l’acte représenté, ce n’est pas elle qu’il faut détruire. Ce qui interroge c’est que cet acte ait été passé sous silence, qu’on ne l’ait pas vu, ni commenté, ni questionné. C’est que l’on considère qu’un travelling sur Emmanuelle Riva s’électrocutant dans un camp de concentration pose de graves problèmes esthétiques et moraux mais que l’on ne se pose aucune question formelle ou éthique sur la mise en scène des violences sexuelles.
Comment sortir de ce débat sans issue entre objectivité et subjectivité, comment apaiser deux écoles qui s’opposent en prétendant chacune tenir un discours de vérité sur les films ? Un ami commun, à qui je parle en t’écrivant, en appelle (comme Iris Brey !) à revenir à la phénoménologie, en soulignant que son objet est précisément de montrer que ce qui se révèle singulièrement aux yeux d’un spectateur fait partie de l’œuvre elle-même. Il me rappelle que la vérité n’est pas égale à l’objectivité, que l’on peut tenir sur les films un discours de vérité capable d’évoluer, de dialoguer avec la diversité des points de vue et d’accueillir des approches différentes. En ce qui me concerne, les approches gender et queer n’ont jamais détruit pour moi la beauté du cinéma, elles ont simplement enrichi mon regard. Elles m’ont donné des outils pour parler de ce que j’aimais dans les films, m’ont fait voir aussi des choses que je trouvais belles ou laides et que je n’aurais pas su identifier ou formuler sans elles. Everybody Wants Some !! de Richard Linklater me parle de la mascarade de la masculinité à l’adolescence et de la mélancolie de grandir et de s’en éloigner pour trouver une identité propre au moment où l’été s’évanouit. J’aime India Song de Marguerite Duras pour la façon dont le film éclate le désir pour Anne-Marie Stretter en une multitude de voix et de regards masculins ou féminins – y compris celui de sa réalisatrice –, sans que son érotisme moite et le caractère énigmatique de sa figure centrale ne dissimulent sa souffrance, imprimée sur le visage si expressif de Delphine Seyrig, ou celle qu’elle cause aux autres (le cri monstrueux du Vice-Consul). Ces films m’intéressent d’un point de vue politique par la manière dont ils reconfigurent l’expression du genre ou des sexualités à l’écran, et c’est aussi en cela qu’ils me touchent, et que je les trouve beaux : parce qu’ils dépassent des lieux communs, dévoilent des impasses et des possibles, inventent ou détournent des formes.
J’ai le souhait que l’on cesse de percevoir la critique d’inspiration féministe, queer ou culturelle comme une forme de censure, de danger ou d’entrave à la liberté de créer ou de jouir des films et qu’on ne la place plus dans un en-dehors qui ne concerne pas l’esthétique. Au contraire, il me semble que cette critique devrait permettre d’ouvrir des possibles dans la création et l’appréciation des œuvres. Refuser de répondre à Iris Brey autrement que par des attaques personnelles, disqualifier l’ensemble de son travail sans se confronter sérieusement aux problématiques qu’elle soulève dans l’espace public, c’est aussi la laisser occuper seule un espace que nous – féministes cinéphiles, cinéphiles féministes – sommes nombreuses et nombreux, il me semble, à souhaiter voir exploré de manière plus complexe. La solution adoptée par exemple par Slate et Les Inrocks de créer des espaces distincts où des journalistes spécialisés s’expriment sur les questions de genre en prenant peu ou pas en compte les enjeux esthétiques ne me semble pas satisfaisante. Il est nécessaire qu’une théorie critique féministe se développe indépendamment de la critique esthétique des œuvres, sans pour autant rejeter tous ses outils. Mais il serait également salutaire que le fruit de ses réflexions imprègne en retour cette dernière, non comme une fin en soi mais comme un point de départ pour questionner (et non redresser) nos regards et nos pratiques.
Amitiés,
A.
Remerciements à Timothée Gérardin, Paul Lavaud, Maureen Lepers, Anna Marmiesse et T. Monassa.