La 15e édition du festival Filmer le travail, qui s’est achevée le 18 février dernier à Poitiers, proposait un troublant dialogue entre les deux principaux volets de sa programmation. Les séances de patrimoine, principalement consacrées à des œuvres de fiction, ont fait la part belle à la thématique du contrôle et de la surveillance. Au voyeur hitchcockien espionnant ses voisins (Fenêtre sur cour) répondait la communauté résidentielle paranoïaque des Bruits de Recife de Kleber Mendonça Filho. Les raretés Une prime pour Irène d’Helke Sander et Petites têtes, grandes surfaces du collectif Cinélutte, figurant les dispositifs de contrôle des ouvrières employées par les grandes entreprises, côtoyaient un étonnant classique du film d’espionnage français (Le Dossier 51 de Michel Deville), qui mettait en scène la violence implacable de l’appareil de surveillance étatique. Par contraste, la compétition documentaire internationale, d’une grande diversité thématique et formelle, complétait ce panorama inquiétant par l’omniprésence de figures en résistance réduites malgré elles à l’impuissance. On pense notamment au beau et sobre Mascarades de Claire Second, dans lequel des agriculteurs boliviens réticents à industrialiser la culture du quinoa y sont contraints par les institutions.
Dans ce registre, deux films (Je ne sais pas où vous serez demain d’Emmanuel Roy et Le mot je t’aime n’existe pas de Raphaële Bénisty) se saisissaient de la question migratoire de manière oblique, en s’intéressant à des témoins privilégiés de la violence subie par les étrangers en situation irrégulière : une médecin assurant des consultations dans un centre de détention et les traducteurs et traductrices accompagnant les migrants dans leurs démarches auprès de l’administration. Le film d’Emmanuel Roy s’est en particulier distingué par la rigueur exemplaire de son dispositif : un axe unique de prise de vues (la caméra fait face au bureau du médecin, afin de préserver l’anonymat du patient, de dos) et seulement deux échelles de plans différentes (tantôt les deux protagonistes sont cadrés ensemble, tantôt ils sont isolés dans des plans plus rapprochés). Le confinement dans cet espace exigu, d’abord frustrant, se révèle rapidement payant par le jeu de répétitions qu’il organise (les aveux récurrents d’impuissance de la praticienne, qui n’a aucune prise sur la cause directe de la dégradation physique et mentale de ses patients : leur incarcération dans ce centre) et les subtiles variations (des mains qui frémissent, un masque chirurgical mal accroché, le passage inattendu d’une langue à une autre) qu’il autorise. L’œuvre culmine dans un long monologue désespéré de l’un des patients où l’on se retrouve dans la même position que la protagoniste : cloués à notre siège, inutiles et réduits au silence, face à un témoignage proprement insoutenable. Ce dispositif finit cependant par accuser ses limites : pour offrir au spectateur une respiration bienvenue, Roy choisit dans les dernières minutes de dévier son attention vers le reste du cabinet, puis vers l’extérieur du centre de détention. Mais cet élargissement du champ tend davantage à diluer la force du propos qu’à la renforcer.
Bonnes causes, moyens variés
Malgré ces menues réserves, la patience de Je ne sais pas où vous serez demain éclairait sous un jour assez accablant État limite, le réquisitoire de Nicolas Peduzzi contre la ruine de l’hôpital public, plutôt bien reçu dans ces colonnes lors de sa présentation à Cannes. Il faut ici admettre que mes réticences sur le film tiennent beaucoup à l’agacement assez vif suscité en moi par le protagoniste : contrairement à la généraliste attentive de Je ne sais pas où vous serez demain, le psychiatre d’État limite ne cesse de recouvrir la parole de ses patients et de ses collègues, étouffant le film de sa logorrhée comme pour contrebalancer sa position d’isolement au sein de l’hôpital. S’il est évidemment problématique de juger de la réussite d’une œuvre documentaire au prisme de notre opinion sur les sujets filmés, il est en même temps difficile de nier que le choix du « personnage documentaire » a une importance cruciale dans l’expérience de spectateur. On l’a constaté pendant le festival avec le touchant Qu’est-ce qu’on va penser de nous ? de Lucile Coda, dans lequel les visages et les voix du père pudique et de la mère curieuse de la réalisatrice-narratrice expriment de manière bien plus puissante l’écartèlement de cette transfuge de classe que la voix-off un peu scolaire, inspirée par Annie Ernaux ou Didier Éribon, qui structure son récit.
Mais, quoique l’on pense du cabotinage de son protagoniste, État limite pose surtout question par son esthétique sensationnaliste cherchant par tous les moyens (plans-séquences en caméra à l’épaule sur fond de nappes électro, insertion de photographies esthétisantes en noir et blanc) à susciter l’émotion tout en érigeant le soignant en héros sacrifié, qui contrebalancerait à lui seul les défaillances d’une institution malade. Comme si les images filmées ne suffisaient pas à témoigner de la dégradation généralisée de l’hôpital public, le cinéaste organise avec son protagoniste des diagnostics didactiques semblant très concertés, mais qui nous sont présentés comme des conversations spontanées. Dans un plan au début du film où le médecin, au téléphone, dissimule opportunément sa bouche de sa main, on ne peut pas déterminer si le discours contestataire qu’il tient à ce moment-là a été enregistré sur le vif ou plaqué là au montage par souci d’efficacité narrative. Non seulement ce didactisme ne manque pas de lourdeur, mais le storytelling manipulateur qui le sous-tend se révèle particulièrement déplaisant, accouchant sur la durée de passages franchement douteux – on pense à la lente mise en place narrative aboutissant à l’annonce du suicide d’un patient. Visiblement, tous les moyens sont bons pour que le film fasse passer son message.
Le film témoignait aussi d’une certaine tendance du documentaire grand public (qu’on retrouvait exemplairement dans Alias de Tatiana Botovelo, et dans une moindre mesure Nomades du nucléaire de Tizian Stromp Zargari) à imiter certains partis pris de mise en scène hérités du reportage, et depuis vampirisés par le tout-venant de la fiction sociale : travellings d’accompagnement, faible profondeur de champ, pulsations musicales pour faire monter la sauce, etc. Ces conventions visant à construire artificiellement une tension narrative et à générer de l’empathie pour les protagonistes tendent à produire une forme standardisée de réel fictionnalisé, désormais si courante que les œuvres qui y dérogent attirent immédiatement l’attention. Une spectatrice hostile a ainsi pris à partie Agnès Perrais, la réalisatrice du très beau Ciompi, essai d’historiographie politique présenté au Réel l’an dernier, en lui reprochant l’aridité « universitaire » de son film, selon elle incompréhensible pour un public ouvrier. On passera sur le mépris de classe paradoxal de cette intervention et sur la réponse un peu maladroite de la cinéaste, qui l’a écartée du revers de la main sous prétexte qu’elle « ne pensait jamais au public » en réalisant ses films (or faire un film « pour soi » revient souvent à s’adresser à ses pairs). Ce débat stérile avait ceci d’intéressant qu’il mettait au jour le fossé qui séparait la démarche de Perrais de celle de Peduzzi et de Roy. En entremêlant le récit du soulèvement des Ciompi au XIVe siècle et les grèves contemporaines des ouvriers du textile, par l’entremise de lectures en voix-off, d’entretiens avec l’historien Alessandro Stella et de déambulations florentines tournées en pellicule, Agnès Perrais interroge l’écriture biaisée de l’histoire des révoltes populaires à la racine de la permanence des inégalités. Là où Roy et Peduzzi cherchent à susciter l’empathie ou l’indignation du spectateur pour l’interpeller, Perrais préfère lui donner matière à réflexion. Les uns témoignent d’un état de fait et en montrent les conséquences, l’autre en interroge plutôt les causes structurelles. Le premier de ces partis pris est sans nul doute plus « accessible » que le second – ou tout du moins plus immédiatement séduisant –, mais ils se complètent en réalité plus qu’ils ne s’opposent. Dans la confrontation de ces propositions variées, le festival s’est donc révélé fidèle au programme annoncé par son titre, interrogeant à la fois une réalité (« le travail ») et la manière de la restituer (« Filmer »), pour rappeler que les œuvres les plus puissantes sont celles dont les principes esthétiques prolongent la démarche politique.