Fragments choisis de la dernière édition du festival Cinéma du réel.
Un café allongé à dormir debout de Phillipe de Jonckheere
Le Grand Prix adressé à Up the River with Acid de Harald Hutter et la présentation du nouveau film de Dominique Cabrera, Un Mensch, témoignent de la place importante accordée, dans cette édition, à la forme intimiste du portrait. Le ton y est invariablement grave – dans un cas un déclin cognitif, dans l’autre un cancer incurable – et les cinéastes questionnent autant leur rapport de proximité avec le sujet filmé (un proche) qu’ils aménagent un espace pour ressentir librement leur propre chagrin. Dans cette veine, Un café allongé à dormir debout de Philippe de Jonckheere s’est toutefois révélé le plus convaincant. Filmant sans détour son fils Nathan, un autiste hospitalisé, lors de ses visites au centre psychiatrique, le cinéaste hurle toute sa colère et retranscrit celle de son enfant à travers sa démarche documentaire : les plans y sont crus, intrusifs, tout comme les bruitages. Les mouvements de caméra saccadés et le montage heurté du père épousent ainsi l’état de nervosité d’un enfant aussi mutique que bruyant, qui partage avec son père un même caractère mal dégrossi. Perdu au milieu d’un courant d’eau rapide reflétant le scintillement de la lumière, le jeune homme se trouve à l’issue d’Un café… aux portes d’un nouveau monde, à l’instant où le film semble justement se déverser enfin tout entier, comme un torrent de larmes, pour accompagner Nathan dans son voyage.
Bastien Gens
The Fuckee’s Hymn de Travis Wilkerson
Dans Distinguished Flying Cross (2011) de Travis Wilkerson, le père du cinéaste se remémorait la guerre du Vietnam. Du récit personnel à celui de l’Histoire officielle, sanctifiée par les décorations militaires, le film rendait déjà compte du mécanisme de mystification nationale, qui transforme les vétérans en « héros » de guerre. Suite à la mort de son père, Wilkerson poursuit ses réflexions avec The Fuckee’s Hymn, où il déconstruit la notion de récit : si « les histoires tuent », c’est que tout récit falsifie le réel et omet nécessairement, voire délibérément, certaines voix et images. Pour contrarier cet écueil, le cinéaste imagine un dispositif de mise en scène assez simple : en voix-off, Wilkerson commente d’un ton critique les récits de son père, tandis qu’à l’image se succède une série de plans fixes en noir et blanc, filmés au sein d’espaces domestiques ou dans une forêt dont la densité évoque la jungle vietnamienne. La picturalité très contrastée de la forêt transforme l’espace en une grande toile abstraite où l’on finit par discerner, dans les formes végétales, des figures plus ou moins liées à ce que raconte la bande-son. À ces apparitions mentales s’ajoutent des images bien réelles, issues d’un film épousant cette fois le point de vue des Vietnamiens, qui viennent se surimprimer dans un rouge vif sur les plans bichromes. Si ces présences fantomatiques n’échafaudent aucun contre-récit, elles nous renvoient surtout aux limites d’un regard exclusivement occidental – c’est-à-dire le nôtre. La puissance politique du film réside alors dans l’invention d’un espace méditatif, d’où s’éveillent les spectres oubliés de l’Histoire officielle, qui nous invite à faire preuve de vigilance vis-à-vis des mythes héroïques fondant encore aujourd’hui les récits nationaux.
Robin Vaz
Ciompi d’Agnès Perrais
À l’échelle des formes documentaires qui caractérisent la ligne du Cinéma du réel, où tout didactisme télévisuel est généralement honni, rares sont les films à mobiliser la parole d’un universitaire. Le beau Ciompi d’Agnès Perrais se distingue en mettant au cœur de son dispositif le travail de l’historien Alessandro Stella, chercheur à l’EHESS et auteur de l’ouvrage La révolte des Ciompi : les hommes, les lieux, le travail. Le film suit la rencontre entre la cinéaste et le chercheur, qui partagent un intérêt commun pour un fait historique lointain, à savoir la révolte des Ciompi, un soulèvement d’ouvriers du textile à Florence en 1378 qui déboucha sur une éphémère prise de contrôle de la cité par ce mouvement prolétaire précurseur. Au gré de plusieurs intermèdes, la cinéaste et l’historien, membre de la gauche radicale italienne réfugié en France, sondent clope au bec les motivations de chacun à vouloir raconter cette lutte passée. Les mots de l’universitaire nourrissent alors les images 8 et 16mm que Perrais a filmées en arpentant les rues florentines désertées aujourd’hui par les fantômes des Ciompi, mais dans lesquelles on reconnaît d’étranges échos (sur certains édifices ou à la surface de l’Arno, qui tend un miroir déformant à la ville). Doubles des Ciompi, des ouvriers du textile d’origine étrangère luttent ainsi encore aujourd’hui près de Florence pour dénoncer des conditions de travail archaïques. L’uniformité plastique des images argentique a ici beau nous mettre un peu à distance de ce combat contemporain (un brin formolisé par le grain de la pellicule), le film parvient tout de même à unir passé et présent au sein d’une même pensée, colère et désir de réconfort.
B.G.
Eventide de Sharon Lockhart
Plusieurs années après le sacre de L. Cohen de James Benning, qui présentait cette fois-ci Allensworth (déjà vu à Berlin), c’est au tour de Sharon Lockhart de dévoiler un film magnifique constitué lui aussi d’un seul et même plan fixe. Proche dans sa forme d’une pièce d’art contemporain, Eventide prend place sur une plage de l’île suédoise de Gotland où se déploie à la tombée de la nuit une étrange chorégraphie. Une silhouette solitaire y éclaire, avec le flash d’un téléphone portable, le sol rocheux sans que l’on ne puisse deviner en quoi consiste sa silencieuse recherche. D’autres figures pénètrent ensuite progressivement le plan pour, là encore, chercher quelque chose à la surface de la terre. En une trentaine de minutes, une petite constellation artificielle se forme en contrebas, de plus en plus étincelante à mesure que la lumière du soleil couchant laisse place à l’éclairage bleuté d’une nuit étoilée. D’une simplicité désarmante qui n’enlève rien à sa dimension spectaculaire, le dispositif d’Eventide accouche alors d’un proto film de science-fiction au sein duquel le regard navigue avec une grande liberté, de haut en bas, passant du sol illuminé par les figurants aux étoiles scintillantes qui les surplombent. La ligne d’horizon s’apparente ici à une interface entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, à un espace liminal à travers lequel les petits cailloux éclairés au téléphone renvoient aux astres et au cosmos. Après que le plan se soit peu à peu vidé de ses occupants, le film culmine lorsqu’un satellite traverse le ciel. Cet événement devient alors une métonymie du cinéma lui-même : une lumière artificielle parcourant l’écran à la manière d’une étoile filante.
Corentin Lê