Covid-19 oblige, c’est logiquement dans des conditions particulières que s’est tenue la 29e édition du Festival Biarritz Amérique Latine, sans pour autant renoncer à toute festivité : ni les masques ni les gestes barrières n’ont étouffé cette sensation particulière que connaît tout festivalier à voir une ville, ou du moins une parcelle de celle-ci, devenir une forme de petit village olympique où seul compte le cinéma. C’est idéalement cela, un festival : non un « label » (le fameux « Cannes 2020 » qui orne les films de la rentrée comme les rubans récompensant les vaches dans les concours bovins), mais un temps suspendu et privilégié, pensé pour deux activités essentielles – voir des films et en parler. Car comme le veut l’adage godardien, « avec le cinéma, on parle de tout, on arrive à tout », y compris donc à l’Amérique du sud, mais pas seulement. La sélection 2020 aura justement su éviter le piège d’un panorama exotique dominé par une série de thèmes attendus. Même les films aux sujets les plus imposants adoptaient ainsi une approche formelle bien identifiable, qu’elle soit convaincante ou non, pour « donner des nouvelles du monde » sans s’en tenir à une seule approche sociétale.
Singuliers, entravés
C’est le cas notamment de Responsabilidad empresarial de Jonathan Perel, qui repose sur un dispositif cadenassé. Le cinéaste y lit un rapport commandité par l’État argentin compilant les preuves de l’implication de plusieurs entreprises sous la dictature militaire, dont chaque passage est illustré par un plan-séquence de la devanture de l’entreprise concernée, filmée depuis une voiture et à une heure précise. Ce dernier point traduit les limites de la démarche : dans la lettre vidéo projetée en amont du film, le cinéaste révèle que ce choix obéit à une « logique performative » de ne filmer que le temps d’un court intervalle (sept minutes tôt le matin) correspondant au moment où de nombreux employés ont été arrêtés sur leur lieu de travail. On touche là à un problème que posent les interventions des cinéastes pendant les festivals, avant ou après la projection de leurs films : la signification que Perel donne à ce choix ne peut être déduite de la forme seule du film, qui devient avant tout le réceptacle d’un « geste » intellectualisé et, en l’occurrence, guère fructueux dans ce qu’il produit. De fait Responsabilidad empresarial souffre de ne jamais dévier des règles rigides qu’il s’est fixées, même s’il faut reconnaître que peu à peu quelque chose « prend » au fil de de la litanie administrative et de l’enchaînement métronomique du montage (logo, plan de l’entreprise, déroulé de la parole, passage au segment suivant) : un vertige né de l’accumulation dépassionnée de notes révélant l’horreur d’une purge savamment et froidement organisée.
À l’image de ce documentaire, de nombreux films ont fait le pari d’un principe fort qui à la fois les singularise et entrave leur potentiel. Citons d’abord rapidement le film d’ouverture, Lina de Lima, chronique atone d’une immigrée péruvienne au Chili entrecoupée de scènes musicales oniriques (qui hélas s’apparentent à des petits clips peu inspirés), puis La Verónica. Pour étudier les affres de la célébrité digitale, le film de Leonardo Medel capitalise sur le seul visage d’une star d’Instagram (celui de Mariana Di Girolamo, récemment vue dans Ema), filmé dans une série de plans-séquences fixes. Si le dispositif explore sommairement deux questions données clefs en main (la dernière réplique du film, « qu’est-ce qui se cache sous ce visage ? », et une spectacularisation conscientisée de la sphère intime), l’écriture joue cependant ici et là sur le hors-champ induit par la fixité inaltérée de la caméra. À défaut de creuser une véritable profondeur, l’arbitraire ouvre ici au moins sur une dimension modestement ludique de la mise en scène.
« La vie germe de la langueur des choses »
De cette édition, on retiendra surtout deux réussites plus discrètes. Suspensión de Simón Uribe est un court documentaire colombien sur une autoroute inachevée et laissée à l’abandon en pleine forêt amazonienne, qui devait initialement permettre aux habitants de la région d’éviter le tristement célèbre « tremplin de la mort » (le nom donné à la route reliant les villes de Pasto et Mocoa). Le film frustre d’abord un peu par la manière dont il ne tranche pas pleinement entre, d’un côté, l’étude d’une structure dysfonctionnelle, et de l’autre une forme d’abstraction, voire de flottement, avant de précisément trouver son ton dans cet entre-deux. Tour à tour malicieux (le raccord qui lie la modélisation en 3D et les premiers travaux, ou encore ce plan-séquence sur le « tremplin de la mort » où le ballet de voitures se colore de burlesque) et patient (la construction du pont de béton), le film télescope dans un montage cotonneux l’impétuosité de l’activité humaine avec la force lente et indomptable de la nature. C’est par là que le documentaire parvient à la « suspension » de son titre : plus qu’un évidement progressif des plans, il met en scène une patiente reconquête.
Il est aussi question de suspension dans le beau Ofrenda (récompensé de l’Abrazo du meilleur film), premier long-métrage de Juan Mónaco Cagni placé sous le patronage de Lisandro Alonso. 4/3 aux contours arrondis, déambulation mêlant trois temporalités, observation patiente des gestes et de la nature : difficile de ne pas penser à Jauja, bien que le film, loin d’être l’œuvre d’un simple épigone, développe une écriture tout à fait singulière. Si les « personnages » (deux femmes, dont l’une que l’on aperçoit à la fois dans son enfance, à l’âge adulte et à la fin de sa vie) paraissent interchangeables et ancrés dans un non-lieu, hors du temps et du monde, c’est précisément parce que la mise en scène ne cesse de passer de l’humain au végétal, pour voir la vie « germer de la langueur des choses », comme le dit lors d’une séquence un énigmatique vieillard (seule scène un peu explicative, qui explicite ce que le découpage racontait déjà). Ofrenda invite au plaisir rare de voir un cinéaste appréhender la matière concrète du monde, en prenant le temps de déplier l’espace et de suivre différentes dynamiques figurales (le courant de l’eau, les courbes des arbres et de la végétation, et plus largement l’ordonnancement secret de la nature qui se révèle au gré d’une contemplation attentive). Le film propose, en une petite heure, un précipité de cinéma moderne conciliant épure du style et richesse de la forme, où l’abstraction naît de l’observation de choses très concrètes. Beau paradoxe : des films que nous avons pu voir à Biarritz, Ofrendra paraît de prime abord comme le seul dans lequel rien ne se passe, pour se révéler en fin de compte le plus ambitieux et le plus précis dans ce qu’il raconte – des fleurs à l’immensité du ciel étoilé, c’est l’univers tout entier que son regard embrasse.