À l’exception d’El Club, les films de Pablo Larraín tournent autour d’un même sujet : l’impact de la grande Histoire sur les destins individuels – qu’ils prennent pour décor le Chili de l’après-guerre (Neruda) et de la dictature (la trilogie Tony Manero, Santiago 73, Post Mortem, No) ou les États-Unis à l’aube des années 1960 (Jackie). De prime abord, rien de commun entre le destin du plus grand poète chilien ou de la First Lady la plus célèbre de l’histoire américaine et l’héroïne de son dernier film, Ema. Et pourtant, cette histoire de séparation amoureuse et d’émancipation féminine dans le milieu de la danse contemporaine suit le même cap. Racontant l’émancipation de son personnage principal grâce au reggaetton, danse populaire et réputée misogyne, le film s’apparente à une variation lumineuse sur Tony Manero, deuxième film du cinéaste où un misérable assassin rêvait de devenir roi du disco pour quitter le Chili de Pinochet. Plus qu’un sujet, c’est en vérité une certaine approche du scénario que les deux opus ont en commun, l’un et l’autre gravitant autour d’un non-dit qui place d’emblée hors-champ le moteur de la plupart de leurs scènes. Larraín troque ainsi l’histoire de la dictature pour un autre passé qui ne passe pas, cette fois le drame intime de l’abandon d’un enfant adopté, puis rendu aux service sociaux après un accident domestique.
Danse du soleil
À l’opposé du style d’inspiration documentaire employé dans Tony Manero, Ema joue à fond la carte de la discontinuité à l’aide d’un montage hétérogène qui télescope les temporalités afin de suivre, au plus près, l’état psychique de son personnage principal. En résulte, lors de la longue scène de ballet qui ouvre le film, l’impression d’un puzzle mental où le spectateur est appelé à participer activement à l’organisation du récit. Les différents épisodes de la vie intime d’Ema (une dispute avec son compagnon, un cours de danse donné à des enfants, la découverte du visage brûlé de sa sœur) y apparaissent au gré d’une chorégraphie où les gestes sont l’occasion d’autant de raccords reliant différentes époques. Ce prologue donne, clef en main, l’horizon de mise en scène embrassé par Larraín, à savoir un renvoi constant du spectacle des corps à celui des émotions. À l’échelle du film entier, Larraín ambitionne de décupler la puissance émotionnelle de son woman’s movie en redoublant la quête individuelle de son héroïne d’une réflexion sur sa place dans le monde, l’harmonie chorégraphique des danseurs devenant la métaphore d’un mouvement cosmique qui situe Ema au centre de l’univers. Le trajet circulaire des astres se révèle à cet égard un principe de mise en scène privilégié : tandis que les mouvements de caméra ne cessent d’enfermer Ema dans des cercles et que ses amies dansent souvent en rond autour d’elle, le dernier plan semble précéder immédiatement le premier, inscrivant l’ensemble du long-métrage dans une boucle temporelle continue.
Reste qu’au-delà des limites inhérentes à l’esthétique arty de Larraín – qui insère par exemple deux séquences « clipesques » assez inutiles dans la deuxième partie de son film –, Ema bute avant tout sur un paradoxe qu’il ne parvient pas vraiment à surmonter : en dépit du privilège donné aux solutions de continuité entre les séquences, tout le travail du metteur en scène consiste à colmater les brèches de son scénario, quitte à employer des ficelles beaucoup trop grosses qui participent à plomber l’ensemble. Il en va de l’association métaphorique, filée de manière exponentielle à mesure qu’Ema gagne sa liberté, entre la jeune femme aux cheveux blond et le soleil (notamment à l’occasion de séquences sibyllines où elle se met à brûler des voitures au lance-flamme). Le problème tient moins ici à l’emploi de la métaphore qu’à sa progressive systématisation qui permet de nimber le film d’une aura de mystère à peu de frais, au risque de dévitaliser complètement le cheminement moral du personnage. À force de rendre trop littérale l’idée qu’un feu habite son héroïne, Larraín livre un film assez peu émouvant où, en dépit d’évidentes qualités formelles, le travail de mise en scène se voit progressivement remplacé par les afféteries qui faisaient déjà l’échec de ses précédentes réalisations.