Dans la continuité des éditions précédentes, Côté Court comportait cette année quasiment autant de films dans la sélection phare consacrée à la fiction que dans celle dédiée au cinéma d’avant-garde. Au sein de ce dernier ensemble, riche bien qu’inégal, figuraient des projets de nature très différentes, conformément à la volonté du festival de cartographier les franges les plus alternatives du format court. Films de danse, essais poétiques, journaux intimes, performances conceptuelles, expériences plastiques… En dépit de la variété des propositions, un nombre important de films se sont révélés animés par une même ambition : mettre en scène un monde qui touche, ou qui a déjà touché, à sa fin. Trois d’entre eux ont particulièrement retenu l’attention.
Après avoir présenté l’an dernier L’Enfance qui nous revient à l’éclat d’une étoile (coréalisé avec Quentin Balpe, Emmanuel Soland et Karim Ghaddab), l’artiste plasticienne Marylène Negro était de retour cette année avec Post. Dans ce film-synthèse, la vidéaste croise les différents horizons plastiques et théoriques qu’elle se fixe depuis plus de vingt ans, à mi-chemin entre l’installation, le cinéma et la photographie. On y retrouve les paysages composites et surimprimés qui ont nourri ses plus beaux films (Highlands), les formes abstraites desquelles émergent des motifs plus reconnaissables (Bonne aventure) ou encore un œil, élément central dans sa filmographie depuis Répons. En un peu plus de quinze minutes, le court esquisse un monde que l’on imagine se situer avant ou après l’humain. Post est en cela un film doublement alien : en plus de ne presque rien montrer d’immédiatement identifiable, le court se repose sur des techniques parfois inattendues. Marylène Negro arrête le défilement des images, combine plans fixes et mobiles, augmente la saturation des couleurs : il s’agit de faire remonter l’abstraction à la surface des choses en générant des mouvements à partir d’éléments inertes. À la manière du superbe Pass, où une série de surimpressions sur des intérieurs caverneux dessinaient un trajet labyrinthique vers l’extérieur, Post suit ainsi une dynamique d’exhumation : au milieu du film, un fossile d’hippocampe remonte lentement à la surface de l’eau avant qu’un masque n’apparaisse, en surimpression le plan suivant, à mi-chemin entre le ciel et la terre, comme s’il émergeait peu à peu des profondeurs pour débuter son ascension. Le film se termine sur l’apparition d’un globe oculaire, figurant par le bouillonnement de petites cellules tout autour de lui la régénérescence du regard à partir de laquelle il serait possible d’apercevoir et d’imaginer l’après (« Post »), une fois la projection achevée.
La tempête
Il était aussi question de profondeur et de surface dans un autre film à la plasticité singulière, Clarice dans les abysses de Philippe Roux, constitué d’images sous-marines en négatif dans lesquelles une jeune femme nage dans l’eau, parmi les algues et les poissons. Les couleurs inversées donnent à ces visions submergées les atours d’un rêve cotonneux, fantasme plastique couplé à des bribes d’une voix-off malickienne passée au filtre d’une subjectivité poétique (« Je suis tombée à l’intérieur », « L’existence… perdue », « Je vais errer tranquillement, jusqu’à la fin », etc.). En suivant la déambulation de cette plongeuse, le film livre, dans la lignée de Leighton Peirce (on pense notamment à My Person in the Water, réalisé en 2006), quelques fulgurances visuelles qui saisissent et désorientent (un panorama sur un fond marin transformé en une mer de nuages roses ; des gros plans sur la faune aquatique qui renvoient, comme chez Marylène Negro, à un monde extraterrestre). De vignette en vignette (les séquences ont été récupérées sur Internet et étalonnées avec les mêmes paramètres colorimétriques), Philippe Roux nous emmène de plus en plus profondément au fond de l’eau, à la recherche de souvenirs enfouis (Clarice a, semble-t-il, perdu la mémoire). Le film se recroqueville alors dans une sorte de cocon, passant de paysages marins vus du ciel à des plans de grottes sous-marines, comme s’il s’agissait de retourner un temps dans sa bulle pour espérer voir le monde sous un autre angle.
Un autre titre recourait également à des images de seconde main pour figurer un repli existentiel, en témoignant toutefois plus nettement d’une ouverture au monde. Good Vibes is All I Need est un film musical que Vallejo Saro a réalisé dans le cadre de sa formation à l’HEAD de Genève, sous la direction d’un duo de cinéastes habitué du festival pantinois, Caroline Poggi et Jonathan Vinel. Le film se compose d’un montage d’archives récupérées sur Internet, illustrant la perdition d’un individu dont les pensées sont récitées par une voix-off robotique. « J’ai envie de brûler des trucs » nous dit-on, alors que l’on aperçoit, à l’écran, un homme armé d’un patator faire face à un violent ouragan. Good Vibes… s’inscrit dans la lignée de Season Ending (The Day of Forever) de Shumon Basar, mashup associant le prosaïsme des images mises en ligne sur Internet à la gravité d’une époque hantée par l’apocalypse, la crise identitaire et, surtout, l’enfermement. Ici, un plan dans lequel un adolescent hurle seul dans sa chambre ponctue plusieurs vidéos dans lesquelles un individu, cloîtré chez lui, confesse vivre le monde par procuration. Mais tandis qu’un éclair foudroie la bande-son et semble frapper le corps de l’adolescent qui convulse sur son lit, un hurlement brise soudainement le cercle vicieux. « Ta gueule ! » : l’adolescent cesse de crier, se lève puis prend conscience qu’il doit désormais « affronter la tempête dehors », quitte à être absorbé par le maelström qui se déchaîne à l’horizon. La deuxième moitié du film montre alors différents personnages faire corps avec la tempête, embrassant le chaos du monde extérieur par l’entremise de raccords plutôt inspirés. Un homme chute dans le vide, des images du jeu Sea of Thieves montrent ensuite un matelot perdu en mer, puis un navire perce la banquise avant qu’une patineuse ne tournoie gracieusement sur la glace, etc. Avec ce montage dynamique, prolongeant les mouvements d’un plan à l’autre, Vallejo Saro signe un beau film ludique qui rappelle à quel point Internet est aussi, au fond, un festival permanent à la gloire du format court.