Ah la Pologne ! Sa riante histoire, ses plombiers à bas coût, ses jumeaux Kascynski, son ex-pape charismatique et son catholicisme chevillé au corps… Voilà quelques images plus ou moins caricaturalement attachées à ce pays. D’une teneur tour à tour comique, philosophique et ethnologique, la programmation variée de « DocPolska » permet d’accéder à un regard différent et plein de richesses ; le témoignage de la belle vitalité cinématographique du genre documentaire en Pologne. Centré sur des individus ou des groupes restreints, cet ensemble de films permet, à partir de ces points de vue particuliers, la composition subjective de l’état d’un pays qui oscille entre un passé aussi problématique que traumatique et un présent plein d’espoirs et de craintes. Mais la Pologne ne fait pas ici que se regarder, l’ancienne puissance tutélaire, l’ex-URSS, est scrutée non sans crainte. À l’Est du nouveau ? Assurément oui.
Regarder la Pologne
De l’insolite
Quand le cinéma documentaire scrute la Pologne, il offre un regard bien souvent décalé quand ce n’est pas absurde et burlesque. On ne sait pas très bien par quoi commencer à ce propos. On pourrait accorder cet honneur à ces passionnés de phénomènes surnaturels : une communauté d’ufologues ayant fondée une sorte d’ufo-patrouille. Dans On the Sky on Earth, Maciej Cuske compose un bien étrange portrait en axant son film sur un obsessionnel de l’OVNI qui semble prêt à tout pour prouver leur existence, entraînant une femme et une fillette dans sa quête. Il faut dire qu’il fut à deux doigts d’être enlevé par eux. La réalisation en ajoute, si on peut dire, une couche en s’amusant beaucoup avec l’ambiguïté, non sans un certain talent visuel mais peut être un peu trop d’insistance, de ce qui peut être vu : plans nocturnes mystérieux ou bien filmés au ras des blés écrasés par le soleil, halo lumineux et distorsions de formes obtenues en jouant sur la netteté de l’image. Loin de mener une enquête sur l’existence ou non de nos amis les extraterrestres, le cinéaste fait du phénomène, ici matérialisé par un intrigant pictogramme dans un champ, un événement symptôme, un révélateur de croyance et un réceptacle d’inquiétudes. Il s’agit aussi de capter un rapport au monde, notamment à la croyance. Il est ici question, pour les protagonistes comme pour le spectateur, d’interpréter le réel et les signes qu’il émet. Et avec la foi inébranlable d’un ufologue, on peut croire beaucoup avec peu.
At the Datcha est peut-être la plus belle réussite cinématographique de la programmation. Thierry Paladino compose un insolite portrait de famille d’un couple d’ouvriers en goguette à la campagne dans une datcha qui tient surtout de la cabane bringuebalante. Lui est un inénarrable bricoleur sourd-muet sec comme une trique, elle une matrone gironde. Pour compléter la photo de famille, il faut ajouter le fiston qui prendrait bien le large si le vieux tacot, en réparation, fonctionnait. Sans oublier l’improbable cabot qui ressemble à une sorte de boudin repose-pied sur pattes… Le film est composé de petites saynètes enregistrées, à la fois avec proximité et distance, sur un ton humoristique où l’absurde a toute sa place. On joue sur des ressorts comiques qui pourraient faire songer à un Rumba dans le réel : un bric-à-brac de bonheur, malgré tout. At the Datcha est un bel hommage à des gens simples qui cultivent leur jardin, s’inventent un petit paradis précieux et modeste, bien à eux, avec clôture et barrière. Difficile de ne pas y voir aussi l’image d’un pays qui se retape, encore un peu abasourdi par ce qui a pu lui tomber sur le coin de la tête. Et c’est sans doute pour cela qu’on est saisi par une franche inquiétude lorsque des grondements annoncent un sérieux orage.
Des représentations
Le passé résonne dans ce cinéma au présent, c’est particulièrement le cas de If It Happens et User Friendly Death hésitent perpétuellement entre gravité légère et farce tragique. Dans le premier, dédié à son père, Marcel Lozinski fait se rencontrer son propre fils Tomek dans un parc à l’âge de 18 ans et 6 ans. L’enfant interroge des personnes âgées. Lorsqu’il a atteint la majorité, l’endroit est bucolique, baigné d’une belle lumière, mais le même parc est vide, une valse en sourdine venue du passé se fait entendre. S’organise un jeu de champ-contrechamp mettant en rapport le même être à douze d’écart. À six ans, il soumet à la question les vieux promeneurs avec la curiosité et l’impertinence de son âge. Filmés à distance, les entretiens ne tardent pas à faire émerger de profondes questions sur le sens de la vie, le temps, la mort, la solitude. La Seconde Guerre mondiale ne tarde pas à pointer son nez, démontrant à quel point elle structure la mémoire et les existences. Aussi la situation socio-économique est suggérée par les réponses ou l’aspect des personnes. Permettant la divagation temporelle, on se prend à se demander ce que tel ou untel a bien pu faire de sa jeunesse ou de son âge adulte. Qu’elle fut l’attitude de celle-là pendant la Seconde Guerre mondiale ? Et celui-ci avec ses lunettes fumées ferait un parfait apparatchik du Parti sous Jaruzelski…
Un espace frontalier entre Pologne, République Tchèque et Allemagne : drôle d’endroit pour un crématorium. C’est la première idée qui vient à l’esprit lorsque débute User Friendly Death. Elle montre à quel point le regard sur le présent est guidé par des représentations historiques associées à cette partie de l’Europe. La technicité du discours sur la mort provoque le même sentiment. Dans ce crématorium, on se pose des questions que d’autres, pour des raisons et dans un but bien différents, se sont posés il y a plus de 60 ans. Ainsi un corps de 50 kg mettra ainsi 50 à 55 minutes à brûler, quant à un enfant de 10 ans, ce sera l’affaire d’une petite demi-heure. Quelques plans sont insérés : une ville industrielle où des cheminées crachent une épaisse fumée. Avec une image assimilable à la cendre, plus faite de contrastes de gris que de noir et de blanc, Marcin Koszalka tend des perches qu’il est difficile de ne pas saisir.
Il nous fait pénétrer dans ce crématorium, une entreprise florissante à grand succès qui évoque aussi le présent : la société de service, les espaces transfrontaliers européens, les contrastes du coût du travail entre Est et Ouest du continent. Débordant de représentations historiques, le film se remplit aussi de données fictionnelles. Ces multiples plans dans des couloirs aseptisés saisis au grand angle renvoient à la science-fiction. Et la série Six Feet Under n’est jamais très loin puisqu’il s’agit aussi du portrait de ces familiers de la mort, de leurs gestes minutieux et mécaniques. Un organiste sur synthétiseur maître d’œuvre musical et sonore des cérémonies, une assembleuse de cercueil accro à la gym et un patron ancien alcoolo excellent joueur de ping-pong.
Regards vers l’Est
Lorsque les documentaristes polonais ne braquent pas leurs appareils sur leur pays, ceux-ci penchent vers l’Est. S’il s’agit bien sûr d’un choix de programmation, cet intérêt pour ce qui se passe chez l’ancien tuteur un tantinet encombrant pendant la deuxième moitié du XXe siècle est tout de même significatif et marque le fait qu’il agit toujours comme une sorte de centre de gravité.
De l’oppression
La Biélorussie se situe à la frontière orientale de la Pologne. Une minorité polonaise de quelques dizaines de milliers de membres y vit, à l’occasion soumise à des discriminations voire à des soubresauts xénophobes de la part des autorités. Ce pays est la dernière dictature « officielle » d’Europe, à l’ancienne pourrait-on dire. La police politique s’appelle le KGB et Loukatchenko, ancien sovkhozien devenu indéboulonnable chef d’État, a rétabli le drapeau de la république socialiste de Biélorussie en arrivant au pouvoir en 1994. C’est toute la richesse de A Lesson of Bielorussian : ouvrir une fenêtre sur un pays méconnu, car largement fermé. Si l’écriture documentaire se révèle hésitante et confuse, si la réalisation, tenant de la forme reportage, est dénuée d’ambition cinématographique, il s’agit toutefois d’un témoignage informatif sur la situation du pays et les rudes conditions de l’opposition politique et civile.
Miroslaw Dembinski adopte le point de vue de Franek qui a la particularité d’être un opposant-né (en 1988), fils d’un contestataire ayant notamment crée une structure éducative parallèle, clandestine depuis le milieu des années 1990. La caméra suit donc le parcours du combattant de l’opposant dans un pays où « pour toute activité, il faut une autorisation. » Le film capte le jeu du chat et de la souris entre la milice et la résistance. On découvre une contre-culture, notamment musicale, et une contre-société où il s’agit avant tout de vaincre la peur imposée par le régime. Il résulte de cela des séquences saisissantes. Une séance de tractage dans un immeuble glauque, l’apparition d’une femme brisée, la mère de Franek, préparant une visite à son mari emprisonné, un rassemblement sous une tempête dantesque le soir d’une défaite électorale qui prend des airs d’étrange victoire.
De l’assujettissement et de l’extinction
Phares de la politique nationale de l’URSS, les peuples sibériens n’en ont pas moins connu soviétisation et acculturation. Le passage brutal à l’économie de marché au début des années 1990 a marqué un pas en direction d’une précarisation qui semble irrémédiable. The First Day de Marcin Sauter et Gugara de Jacek Naglowski et Andrzej Dybczak auscultent la condition de ces peuples autochtones qui ressemblent à des damnés sur leur propre terre. En 2001, Vladimir Poutine a signé une loi accordant aux autochtones la priorité sur l’exploitation des ressources renouvelables (chasse et pêche). Le décret d’application n’est toujours pas paru à ce jour.
L’un et l’autre films sont marqués par une ambition esthétique, les cadrages sont soignés et on cherche à capter les extraordinaires lumières septentrionales, les paysages muets et les visages empreints de noblesse et de beauté. Ceci sans jamais magnifier l’ensemble, n’occultant pas le fait que la dignité de ces peuples est très largement érodée. The First Day, c’est le premier jour de classe, point d’aboutissement du récit. En guise d’ouverture, on découvre l’intérieur d’un habitat traditionnel dans le District autonome Yamalo-Nenets. Les conditions de vie sont précaires dans la toundra que les enfants finissent par quitter pour gagner par les airs l’internat d’une ville d’une laideur et d’une tristesse absolues. Loin d’atteindre l’hébétude de ces petits êtres déracinés et intimidés, on ressent néanmoins un effroi plus que prononcé devant le cérémonial d’accueil et une leçon de géographie qui n’a rien à envier à celles que l’on administrait aux indigènes des colonies. Les ancêtres ne sont pas ici gaulois, mais le président est Poutine et Moscou la lumière de la Sainte Russie.
S’il est possible de l’être davantage, l’éclairage donné par Gugara, tout en fonctionnant en complément, est plus sombre encore. Comme dans The First Day, le film commence dans une tente enfumée. Pendant que le père et la mère accomplissent des gestes ancestraux, un jeune adulte, le fils, joue au jeu électronique. Cette situation serait teintée d’absurde si elle n’avait pas cette dimension tragique. Ces deux vieux bergers Evenks ont perdu leur troupeau et se trouvent ainsi dans une sorte de néant ; privés des moyens de vivre selon un mode de vie traditionnel, ils ne peuvent pas vivre non plus selon les normes actuelles. Quant au fils, il n’est que de passage, c’est un professeur de gymnastique qui a tourné le dos à la taïga. Gugara donne à voir ensuite ce qui attend Dimitri et Tatiana, les deux vieux bergers dans une forêt sans renne ; à savoir une sorte de village faisant office d’hospice, pour ne pas dire un asile à ciel ouvert. On est ici hébété par l’alcool, le désœuvrement et la misère. Les autochtones sont devenus spectateur de leur propre culture, à laquelle ils n’accèdent plus qu’indirectement : des émissions télévisées ou bien lors d’un grotesque rassemblement folklorique sous l’égide de la « Journée des peuples indigènes ». Avançant par petites touches, s’attachant aux détails des gestes et des visages par un usage du gros plan, on voudrait que la valeur ethnographique de ce témoignage ne soit pas autant marquée par l’impression de l’inéluctable extinction d’une civilisation.