Avec leur premier long métrage, L’Iceberg, le trio de clowns Abel, Gordon et Romy proposait un univers fort et atypique : dans des décors aux couleurs franches, les personnages burlesques s’exprimaient presque uniquement par le corps et le visage, les plans séquences fixes leur donnant un vaste espace où se déployer. Dans Rumba, magnifique histoire d’amour et de vies contrariées, ils conservent et affinent ce même style bien à eux. Source d’émotions simples et immédiates, du rire aux larmes, l’étrange monde épuré de ce second long métrage parle aussi d’un rapport à la vie véritablement bouleversant.
Dom et Fiona sont d’heureux instituteurs (elle enseigne l’anglais, lui le sport) et s’aiment d’amour fou. Dès que la cloche sonne, ils se précipitent pour assouvir leur passion, la danse, en s’entraînant et participant à des concours locaux. Dans un décor aux couleurs vives, aux formes géométriques, deux corps en parfaite harmonie s’isolent dans la délectation du seul instant présent. Dans Rumba, les scènes de ballets ne tranchent pas radicalement avec les scènes de récit, tant est chorégraphique la façon de se mouvoir des personnages. Dominique Abel et Fiona Gordon sont des clowns qui se produisent sur les planches depuis des années : l’expressivité passe chez eux par le corps, ils en maîtrisent le langage avec grâce. Dom et Fiona abordent leur quotidien avec la même légèreté que leurs pas de deux : se laver les dents, manger des spaghettis, mettre le réveil… ne sont pas des actes utiles et transitoires mais pleinement vécus et exploités esthétiquement. Sans paroles, le début du film pose donc leur vie d’avant, amour, passion pour la danse, simplicité ludique du quotidien.
Un jour, tout aurait pu s’effondrer : pour éviter d’écraser un suicidaire sur la route, Dom et Fiona ont un accident de voiture. Lui perd sa tête et devient amnésique, elle sa jambe. Impensable de reprendre la danse, difficile de revenir enseigner à l’école. Passion contrariée, vies brisées, tragédie, aurait-on tendance à se dire tant on a senti la félicité qui régnait auparavant. Dom et Fiona ne réagissent pas ainsi mais, dans une très belle scène, semblent prendre sereinement le deuil de leur vie d’avant : après avoir pris acte de ce qui leur arrive, ils laissent leurs ombres s’adonner à une dernière danse, sur le mur de la cour d’école. Il ne s’agit pas ici de se morfondre en ressassant le bonheur perdu dont il ne reste que des traces inconsistantes : les personnages ne se projettent pas dans un passé révolu (les ombres agiles) ; une fois le ballet achevé, ce sont les ombres qui reviennent habiter ces corps et esprits, défaillants mais vivants. Déterminée, Fiona débarrasse ensuite la maison des trophées, photographies… qui encombrent le présent. Il s’agit bien de continuer à vivre.
À vivre de quoi maintenant ? De ce qui demeure à disposition : Dom pour Fiona, Fiona pour Dom. Leurs handicaps respectifs donnent lieu à des scènes cocasses, quand l’un oublie toutes les secondes ce qu’il est en train de faire, que l’autre se débat avec sa jambe en bois… Le rire est franc et simple, mais leur attitude ouvre aussi sur quelque chose de très fort et émouvant. Inadaptés, mutilés, gauches, Dom et Fiona ne sont pas des anti-héros mais des sages. Ils savent qu’il est vain de lutter contre un coup du sort irréversible, qu’il vaut mieux jouir de l’instant présent. Quitte à ne pas s’apercevoir que leur maison brûle, trop absorbés qu’ils sont à chanter leur amour au coin du feu. Plus le film avance, plus ils sont démunis. Mais ils n’en ont pas peur, aucune horreur du vide de leur part. Au pire teintée d’une douce mélancolie, leur sérénité demeure, elle émeut et fascine car on voit là, dans le clown, proposée une posture salvatrice. Le réel n’est pas toujours gai, Dom et Fiona savent l’aborder pour le rendre viable.
Le scénario (très bien équilibré), les plans, les dialogues, le jeu… tout dans Rumba est épuré pour que rien ne vienne nous distraire de ce qui émane des deux personnages, permettre une délectation maximale. Sous une apparente simplicité, un film d’une grande richesse : la composition minutieuse des plans colorés, les ballets de corps maîtrisés qu’ils accueillent, sont sources de jouissance esthétique. On rit du couple quand il a du mal à intégrer les lois du monde, on a la gorge nouée face à leur amour fou, leur bienveillance et leur confiance. Émotions évidentes, physiques, nées de ces personnages qui ébranlent aussi en profondeur en proposant une façon indolore et exemplaire d’habiter le monde.