Pour sa première année à la tête du festival de Locarno, Lili Hinstin a souhaité préserver l’éclectisme qui caractérise la manifestation, présentant aussi bien des films pouvant combler un public de néophytes que des œuvres plus pointues, notamment dans la section « Moving Ahead ». La programmation que l’équipe de programmation a concoctée pour la Piazza Grande frappait par une qualité nouvelle, en réunissant des propositions à la fois accessibles et raffinées faisant la part belle à des personnages féminins complexes.
Dans Camille, Boris Lojkine dresse ainsi le portrait d’une femme décidée à partir en Centrafrique pendant une guerre civile afin de réaliser un reportage photo. Inspiré d’une histoire vraie qui s’est soldée par la mort de la jeune femme, annoncée dès l’ouverture du film, le film se présente d’abord comme une plongée nerveuse et réaliste dans un pays en guerre et dans le travail de ceux qui tentent d’en rendre compte. Si le personnage-titre est attachant, incarné avec conviction par Nina Meurisse, le film interroge également sans jugement son statut et son désir de photographie. Pour les Centrafricains, la présence de cette femme blanche auprès d’eux paraît en ce sens éminemment suspecte. Par petites touches, Boris Lojkine accompagne le trajet de son personnage vers autrui pour interroger la possibilité de documenter un sujet, de trouver la juste distance sans se fondre en lui telle Camille-Icare, emportée par son désir de fusion avec l’humanité. La question du regard était aussi au cœur de La Fille au bracelet de Stéphane Demoustier, film particulièrement fin se jouant sur plusieurs niveaux. Centré sur le procès d’une adolescente accusée du meurtre d’une amie, le film développe une tension quant à l’issue de la procédure, à mesure que les pièces à conviction sont présentées et que l’avocate générale présente des arguments de poids. Face aux accusations, l’adolescente campe sur ses positions (elle plaide non coupable) et la vérité demeure inaccessible. Mais le regard qui intéresse La Fille au bracelet s’avère être avant tout le nôtre, plutôt que celui de la cour. Le film se présente comme une réflexion profonde sur notre rapport aux générations qui nous succèdent, et plus largement à autrui. Il met en évidence notre désir de juger, nos conclusions potentiellement hâtives, notre regard éventuellement moralisateur. On sort du film questionné, troublé. Tout autant en prise avec l’époque mais sur un tonalité plus légère, Valérie Donzelli proposait avec Notre dame une comédie inventive et enlevée. La réalisatrice y incarne Maud Crayon, architecte dont un projet de parc pour enfants se trouve, par erreur ou par magie, sélectionné pour le réaménagement du parvis de Notre-Dame. Son travail sur ce chantier de taille coïncide avec une foule de péripéties sentimentales, parmi lesquelles la réapparition de deux ex et une grossesse non désirée. S’affranchissant joyeusement du réalisme, Valérie Donzelli évite les situations convenues et n’hésite pas à donner libre cours à ses fantaisies. Entourée d’un casting éclectique (Pierre Deladonchamps, Thomas Scimeca, Bouli Lanners, Virginie Ledoyen, Philippe Katerine…), elle dresse un état des rapports homme-femme dans un climat parisien inquiétant et morose.
Mais la proposition la plus folle que l’on put voir sur la Piazza Grande était sans aucun doute Greener Grass de Jocelyn DeBoer et Dawn Luebbe, présenté en séance de minuit. Dans cette satire des conventions qui régissent les banlieues pavillonnaires américaines, le ton est donné dès les premières images : costumes colorés, photo surexposée et saturée, appareils dentaires dans les bouches de tous âges. Dans la première scène du film, à la suite d’un compliment sur l’enfant qu’elle porte dans ses bras, Jill propose à son amie Lisa de le lui donner. Cette dernière accepte avec plaisir. Ce n’est que la première étape d’une série de déchirements pour cette femme dont la vie très ordonnée va progressivement s’effriter. Les deux actrices-réalisatrices se positionnent toutefois loin d’un cinéma aux atours psychologiques, préférant dresser par l’absurde le portrait d’une société engluée dans un conformisme hypocrite, dont le caractère policé est proportionnel à la violence qui la sous-tend.
(O.C.H.)
Des questions d’espace-temps
Parmi les réussites du Concorso internazionale, A Girl Missing de Kôji Fukada (Au revoir l’été, Harmonium) donne lieu à de belles collisions temporelles. Ichiko, infirmière dévouée et altruiste, voit sa vie détruite par sa tendance à accéder aux demandes de son entourage. Elle se lance alors dans une entreprise de vengeance, dont la lente montée en puissance est présentée en montage alterné avec la spirale négative de sa chute. Naissent de ces récits aux dynamiques croisées d’étonnants courts-circuits qui viennent contrarier une lecture chronologique d’une histoire pourtant linéaire. Le passé est ressassé et irrigue le présent, les lieux génèrent des émotions qui se répètent (les visites au zoo), les fantasmes construisent des ponts entre les époques (l’amour dans un placard) et certaines croyances restent ancrées dans le temps malgré les évidences (l’aveuglement d’Ichiko sur l’orientation sexuelle et l’état du couple de Motoko). Fukada, derrière une facture d’apparence classique, livre un traitement éclairé et raffiné des phénomènes de perception et confirme sa place parmi les nouveaux fers de lance du cinéma japonais.
Echo, de Rúnar Rúnarsson, reprend quant à lui une structure en vogue dans le cinéma expérimental ces dernières années (cf. nos chroniques de small roads de James Benning ou de Tectonics de Peter Bo Rappmund, passé par Locarno) : une série de plans fixes qui vise à construire un propos par petites touches – ici un portrait de l’Islande contemporaine. Rúnarsson livre un spectacle visuel saisissant avec 56 courtes vignettes. Si dans small roads et Tectonics, la fixité et la longueur des plans poussaient le spectateur à s’immerger dans les détails des images afin d’accéder à une substance qui ne se serait pas révélée autrement, le statisme des cadres de Echo tend plutôt à en exposer l’aspect scénarisé (les déplacements sont induits par le cadrage initial, les personnages ne pouvant en déborder) et à souligner le fait que l’on assiste davantage à une démonstration qu’à une captation. À l’instar de La Jetée de Chris Marker, Echo ne déroge à son dispositif qu’en une seule occasion : celle de son dernier plan qui, tourné sur un bateau évoluant dans d’impressionnants creux maritimes, est fixe dans le référentiel du bateau et mouvant dans le référentiel terrestre. La très grande majorité du film est toutefois soumise à la rigidité d’un regard qui ne s’adapte pas à la diversité des situations mises en scène. Certaines vignettes sont certes magistrales (les enfants au piano) ou dégagent une force évidente (le feu de la grange), mais d’autres semblent moins essentielles (les camions poubelles), voire dispensables (l’évacuation des migrants de l’église). De son côté, Technoboss, troisième film de l’espoir portugais João Nicolau, débute comme un film social. Un manager technico-commercial approche de la retraite et commence à être dépassé par les nouvelles technologies. Il semble souffrir de solitude et éprouve des difficultés à passer la main. Alors que le film est solidement installé dans une ambiance quelque peu morose, Nicolau introduit – à petites doses – des pastilles comiques et des éléments de comédie musicale. La trop douce apparition de ce nouveau régime déjanté court alors le risque de rester embourbé dans le ton initial, beaucoup moins enjoué. Car tandis que la mutation du film peine à s’achever, de nouvelles idées de mise en scène finissent par faire leur apparition (des décors peints, un boss hors-champ, une réunion hors-sol sur fond noir), mais ne parviennent pas à façonner un propos cohérent. Technoboss devient alors un agrégat d’élans théoriques disparates et désincarnés. Une tentative de comédie romantique – torpillée par le manque de profondeur du personnage féminin – vient à ce titre clore un récit pour le moins flottant. L’architecture maladroite de Technoboss ne permet en ce sens pas à Nicolau de capitaliser sur le magnétisme de son acteur principal, Miguel Lobo Antunes, qui reste, à l’exception de quelques scènes isolées, l’atout principal d’un film résolument décevant.
Dans la rétrospective « Black Light », Eve’s Bayou de Kasi Lemmons, passée sous les radars lors de sa sortie en 1999, fait office de belle (re)découverte. Jugé académique et convenu à sa sortie, le film avait été relégué dans la rubrique « La Culture du Navet » par Libération et expédié en quelques phrases méprisantes dans Les Inrocks, malgré la présence de Samuel L. Jackson au casting et à la production. Difficile de comprendre les raisons de ce rejet, mais peut-être que les élans vaudous qui scandent Eve’s Bayou – en un temps où le fantastique ne s’était pas encore imposé comme un élément récurrent et célébré du cinéma d’auteur – ont joué en sa défaveur. La communauté noire de la Louisiane des années cinquante y est abordée par le prisme de sa bourgeoisie prospère – on y est médecin ou professeur d’Université – sans que la misère sociale ou la ségrégation n’aient voix au chapitre. Kasi Lemmons travaille une matière familiale dense (l’adultère, l’inceste, le complexe d’œdipe, les croyances animistes) et en livre une bouleversante lecture à hauteur d’enfants et d’adolescents. Eve’s Bayou fait preuve d’une mise en scène solide qui, malgré quelques tics datés (le noir et blanc des séquences vaudou), sait se faire éloquente (le fulgurant flashback dans le miroir) et place le film au rayon des pépites oubliées qu’il reste à réévaluer.
(F.C.)
Le réel des marges
Bon nombre des beaux films de cette édition s’inscrivaient dans la tradition d’un cinéma du réel, attaché à retranscrire la vie d’êtres en marge en recourant à une hybridation entre documentaire et fiction. À l’opposé de la virtuosité quelque peu étouffante d’un Pedro Costa, vainqueur du Léopard d’or pour Vitalina Varela, Andrea Luka Zimmerman et Adrian Jackson abordent une urbanité marginale de façon très libre et surprenante dans Here for Life. Fondé sur une pratique inspirée du Théâtre de l’Opprimé, le film réunit une constellation de personnages hauts en couleur qui se racontent des histoires, s’adressent à la caméra ou effectuent des actions proches de la performance. En une série de fragments, variés dans leur style et leur ton, le film trouve une forme discontinue propice à l’expression du chaos de ces vies marquées par la pauvreté et l’exclusion autant que par la vigueur et l’imagination. Loin d’être un film choral, 143 rue du désert se concentrait à l’inverse sur une figure isolée. Dans des plans longs, cadrés sans systématisme, Hassen Ferhani dresse le portrait de Malika, femme d’un certain âge tenant seule un café au bord d’une route en plein milieu du désert algérien. Ses conversations avec les clients qui font halte chez elle dessinent peu à peu les contours d’une société en même temps que les traits d’une personnalité non-conformiste. L’Histoire de l’Algérie, sa situation économique et politique, la place du religieux : tous ces questionnements circulent et rebondissent sur les murs du café, tandis qu’un restaurant s’apprête à faire de la concurrence à Malika.
Dans Oroslan de Matjaž Ivanišin, le personnage homonyme reste quant à lui à jamais dans le hors-champ. En se basant sur une matière littéraire et en la confrontant à la réalité d’un village et des histoires qui s’y racontent, l’auteur de l’extraordinaire Playing Men démontre de nouveau son art de la narration oblique et minimaliste. Oroslan aborde ainsi la mort d’un homme en trois temps : la reconstitution de sa découverte, un récit méta-narratif pour le moins elliptique, puis le témoignage face-caméra des protagonistes. En résulte une plongée ludique dans un microcosme rural, perçu par l’entremise d’un disparu. Zhou Tao démontre un sens tout aussi aigu de l’ellipse et du hors-champ dans Osmosis (Shān zhī běi). On y retrouve le talent du cinéaste pour produire un puissant sentiment d’étrangeté à partir du réel, par le traitement visuel de l’espace (décadrages, lumière, etc.) et une construction narrative en vertu de laquelle certaines scènes paraissent d’abord énigmatiques pour ne s’éclairer que dans un second temps. C’est par fragments épars que nous découvrons ainsi un paysage rural de la région autonome ouïghoure du Xinjiang, et la façon dont les hommes et les bêtes l’habitent ensemble.
(O.C.H.)
Films, essais
D’autres films relevaient davantage de la forme de l’essai filmique. Partant du fait que le premier être vivant à tourner en orbite autour de la Terre était une chienne errante de Moscou, Elsa Kremser et Levin Peter vont dans Space Dogs à la rencontre de sa potentielle descendance. Un stupéfiant travail de prise de vues nous permet de suivre une meute de chiens dans les rues à hauteur de canidé, de jour comme de nuit. Cette expérience renverse le rapport d’objectification et d’héroïsation mis en place lors des missions spatiales, que quelques archives rares viennent évoquer. En plongeant le spectateur au sein d’un groupe animal, les cinéastes lui permettant d’observer les interactions de ses membres et d’interroger les fondements anthropocentristes du regard humain. Dans Those That, at a Distance, Resemble Another, Jessica Sarah Rinland s’intéresse également au rapport de force entre l’homme et les processus naturels alors qu’elle filme la lente reproduction d’une défense d’éléphant. En se concentrant sur les gestes des conservateurs de différents musées (parmi lesquels la cinéaste est infiltrée incognito), le film développe une réflexion philosophique sur l’importance de la répétition et de la reproduction dans les sociétés humaines, tout en révélant par de subtiles touches d’humour le caractère absurde de l’énergie phénoménale déployée pour freiner la disparition de certains artefacts.
Le cinéaste vietnamien Trương Minh Quý s’intéresse lui aussi aux traces que peut laisser une culture dans The Tree House (Nhà cây), donnant à voir les pratiques et la culture d’une ethnie indigène au Vietnam. Sans prendre la forme d’un film ethnographique traditionnel, The Tree House se présente comme un essai complexe dans son écriture. En partant d’un postulat fictionnel (la découverte, dans le futur, des images du film sur Mars), il interroge la notion même de documentation et revient sur l’histoire coloniale du pays. Une approche post-coloniale était également à l’œuvre dans le court métrage Color-Blind. Ben Russell y aborde l’histoire de la Polynésie française par le biais de la couleur, qui vient lier subjectivités intimes et dynamiques plus globales. Les souvenirs qu’évoquent telle ou telle couleur, la blancheur des nuages atomiques de Mururoa, les teintes chromatiques des tableaux de Gauguin : autant de portes d’entrée vers un monde stratifié, toujours en proie à des jeux de pouvoir entre culture indigène et étrangère. Cet essai méditatif était à l’image du meilleur du festival de Locarno : aussi surprenant et stimulant qu’irréductible à un simple discours.
(O.C.H.)