Le froid glacial qui régnait à Rotterdam tranchait avec la sélection du festival qui donne chaque année la part belle à des cinématographies venues de contrées tropicales encore rares dans le tout venant des sorties du mercredi. Mais le dépaysement n’était pas que géographique. Si le festival s’aventure vers des territoires encore peu connus, les films eux-mêmes prenaient aussi volontiers les chemins de traverse. Le plus frappant était l’inventivité narrative qu’ils déployaient. Le bon vieux scénario linéaire avait bien du souci à se faire.
Ce sont d’abord les côtes caniculaires de la Crimée, où se déroulent les multiples récits du monumental Chapiteau-Show, deuxième film du Russe Sergueï Loban, qui nous ont accueillis. Ses trois heures quarante resteront peut-être parmi les plus marquantes du festival. Le film semble pourtant d’abord condamné à crouler sous sa propre absurdité et ses non-sens. Un couple improbable (un Paul Giamatti russe ectoplasmique et une guillerette Lolita) part en vacances sur les plages de la mer Noire sans se soucier le moins du monde de l’univers grotesque qui les entoure. À l’arrière plan d’une mince intrigue de délitement du couple, le film fait surgir des personnages improbables comme un réseau de signes incompréhensibles pour le spectateur. On est chez Lynch et Guerman en même temps. Mais peu à peu, le film donne un sens à ce maelström avec une structure assez virtuose et finalement très bordée qui renouvelle un peu le principe « rashomonien » d’un même moment vu depuis différents points de vue. Chapiteau-Show enthousiasme grâce à cette ambition démesurée toujours désamorcée par un esprit non-sérieux et burlesque, ce qu’incarne d’ailleurs dans le film un obscur agent d’artiste qui, pour vendre les simples prestations un peu cheap d’un sosie d’une star du rock russe, passe par un argumentaire sibyllin qui emprunte autant à la philosophie de Rosset qu’à celle de Baudrillard. Une discrète manière de se moquer de soi, des délires interprétatifs des films-labyrinthes, genre auquel Chapiteau-Show appartient pourtant aussi de manière révérencieuse. Décoiffant.

Il est beaucoup question de cinéma dans Chapiteau-Show. Cette réflexivité se retrouvait dans de nombreux films. Dans In April the Following Year, There Was a Fire de Wichanon Somumjarn, le personnage principal se fait barrer la route par un tournage en cours. Demandant quel film se tourne là, il se voit répondre In April the Following Year, There Was a Fire. Le film se passe à Khon Kaen, ville dont vient d’A. Weerasethakul qu’il est difficile de ne pas lui associer tant il fonctionne par digressions et avec une caméra qui aime laisser venir à elle la sensualité du monde. Si les effets de distanciation semblent un peu poussifs par moment, le film vient confirmer que les cinéastes thaïlandais savent retranscrire comme personne l’eau, le feu et la douce pesanteur de l’air. Un ancien assistant de Hong Sang-soo (d’ailleurs découvert à Rotterdam il y a près de quinze ans), Lee Kwang-kuk, proposait lui une joyeuse variation du cinéma de son ancien maître avec Romance Joe. Mise en abîme des récits et biture au soju faisait très bon ménage. Évoquant le cinéma de Béla Tarr, Sudoeste du Brésilien Eduardo Nunes, offrait lui aussi un exercice sur les enchâssements des temporalités avec l’histoire d’une femme qui se voit vieillir plus vite que les autres personnages. Le film souligne un peu trop ses effets poétiques mais arrive à faire de son idée à la fois un motif de conte (un ensorcellement) et une question théorique sur le temps au cinéma (que se passerait-il si un film ne faisait pas endurer les mêmes durées à ses personnages ?).

Autre patronage, celui de Jia Zhang-ke, qui produisait Hello Mr. Tree !, film chinois de Han Jie qui se passe dans une ville charbonnière dont les habitants doivent être relogés. Wang Bing n’est pas très loin, pourtant le film évoque d’abord le burlesque des comédies de Hong Kong, celles des frères Hui par exemple. Fausse piste. Le film nous emmène peu à peu, sans qu’on y prête garde, vers les tréfonds d’une âme tourmentée et aura offert l’un des plus beaux personnages vus durant le festival, ce fameux Mr Tree, devin fou rongé par son passé et la violence de son pays.

Il faut dire un mot enfin du problématique Clip de la jeune réalisatrice Maja Miloš (Serbie). Le festival se termine sur un sentiment de gène là où Chapiteau-Show l’avait ouvert dans un joyeux bordel agréable à habiter. Le film ferait passer Larry Clark pour un réalisateur pudibond et Kids pour un film chaste. Clip est ce genre de film « coup de poing » où de jeunes adolescentes s’habillent comme des actrices porno et s’adonnent sans limites au sexe, à l’alcool et à la drogue. Jasna, la jeune et belle héroïne, filme avec son portable ses expériences les plus limites. Au lieu de proposer un contrepoint critique à ces auto-filmages, la caméra de la réalisatrice semble au contraire redoubler l’impudeur et la pulsion voyeuriste. Cette insistance en plusieurs gros plans sur les fellations que pratique la jeune fille finit par mettre très mal à l’aise. Le film est assez peu aimable dans sa volonté de surenchérir à chaque scène dans la violence qui régit la vie de ces ados. On finit par se demander si le naturalisme du film ne cache pas un discours aussi fantasmé qu’un reportage putassier de TF1 sur une prétendue débauche générationnelle. Il ne faut pas nier néanmoins une mise en scène et une direction d’acteur efficace et malgré ces grandes réserves, l’histoire d’amour dévastatrice que vit Jasna avec un antipathique jeune homme arrive bizarrement à toucher. Dans de rares moments de grâce, les expériences sexuelles laissent entrevoir une immense tendresse. Difficile de comprendre tout de même comment le film a pu être récompensé d’un Tiger Award.