Inspirée par des vidéos glanées sur YouTube, filmées par des ados depuis leurs portables, la réalisatrice Maja Miloš a décidé de mettre en scène, à son tour, la jeunesse trash de son pays. Voulant donner à Clip un réalisme quasi documentaire, la jeune Serbe ne cesse ainsi d’intercaler dans son film les images censées être capturées à l’arrachée par sa protagoniste Jasna. Complaisance et exhibitionnisme sont les moteurs de ce premier long-métrage qui prétend laisser poindre, sous sa constante violence, une sensibilité qui tombe à plat.
Bouffonneries en classe, soirées de beuverie, agressions de camarades de classe, rendez-vous érotiques dont toute sensualité a disparu, troquée contre violence et brutalité : toute la finesse du quotidien d’une troupe de lycéens y passe, filmée par Maja Miloš avec une incroyable complaisance. Mais rappelons d’abord la trame narrative de ce subtil Clip : d’un groupe de jeunes lycéennes aux préoccupations limitées à l’alcool et au cul, le film choisit Jasna, odieuse adolescente dont le père est mourant, et qui en pince pour son copain de classe Djole. De la première pipe dans les sordides toilettes du lycée au baiser final, Clip semble vouloir dessiner la trajectoire d’une romance trash entre deux ados – entre deux crétins, personnages qui, en dehors de ce qu’ils font et possèdent, n’ont pas la moindre profondeur.
Ce que Maja Miloš veut capturer, c’est cette absence de perspectives : les coutumes d’un âge (ingrat) et d’une époque (vide). D’où sa posture quasi documentaire, qui ne laisse aucune distance par rapport au personnage de Jasna, à la crudité de ses actions dont rien ne nous est épargné. Quand elle n’est pas l’objet central de l’image – au plus intime de sa chair – c’est son regard que la caméra embrasse par l’intermédiaire du portable avec lequel elle grave toutes les scènes tant soit peu animées de son quotidien – sans discernement. Le discernement : n’est-ce pas ce qui manque à la réalisatrice autant qu’à ses personnages ? Si l’ambition est claire et brute, la complaisance avec laquelle elle est menée et le choix de donner à l’intrigue la forme d’une histoire d’amour (il ne s’agit pour Jasna que de conquérir la brute qui lui sert d’amant) nous mettent dans une position désagréable et ambiguë.
Le problème de Clip alors n’est même plus sa violence ou sa vulgarité, mais la position instable dans laquelle il se trouve. Une position qui n’assume ni la sensibilité de son propos (filmer une jeune fille perdue, en quête d’amour, désemparée face à la maladie de son père et le manque de jugeote de sa mère), ni la violence de ses images. La seule question qu’on se pose, moins que celle du réalisme supposé du microcosme ainsi dépeint, est simplement l’intérêt de cette fiction. S’inflige-t-on Clip comme on s’inflige peut-être les films de Larry Clark, ou comme on a pu s’infliger récemment Spring Breakers ? Non, car Clip pose deux problèmes : d’abord le manque d’originalité de Maja Miloš qui n’apporte de sa Serbie aucune particularité qui ne soit, pour le propos, anecdotique. Ensuite, le manque total de distance que ses images imposent avec la bêtise brute, l’ingratitude sauvage des personnages.
Malgré le décalage que crée le redoublement de ces images (celles de la réalisatrice, celles de Jasna), on ne peut s’empêcher de sentir chez Miloš le même élan désagréable ou, sans vouloir faire de cette critique une leçon de décence, le même élan déplacé, impudique, voyeuriste : complaisant. Un élan désagréable, donc, qui incite cyniquement à se soumettre à une violence généralisée. Et cela pour nous faire croire enfin qu’un baiser donné in extremis sur un visage tout juste battu vaut pour happy end et démonstration de sensibilité. Pire : il nous fait croire qu’il a fallu passer par tant d’humiliations (car Miloš ne filme la sexualité de Jasna que comme une série d’humiliations dont l’ado ne saisit jamais la violence) pour être digne du baiser de Djole. Parce qu’au fond elle ne fait que répéter le schéma usé de pauvres romances (la belle attendant que son prince ait enfin un geste de tendresse à son égard), Clip révèle que les étapes trash et faciles de son intrigue ne sont que tant d’étapes vers un sentimentalisme plus creux encore que le quotidien de ses personnages.
N’y a‑t-il pas des choses qu’il vaut mieux oublier ? Les oublier, ou les transformer pour en rire – ou en pleurer, pourquoi pas… Mais à quoi bon documenter l’ingratitude, la brutalité, sans autre intention nette que celle de dissimuler – et non de révéler – une relative sensibilité sous la violence omniprésente ? Si Maja Miloš faisait de ces éclats (Jasna se penchant vers son père à l’hôpital ou sautant de joie à l’idée que Djole lui a enfin donné son numéro après une amusante rencontre avec sa mère), si elle faisait de ces éclats des moments décisifs, sa démarche aurait au moins un sens, rappelant qu’à l’horizon de cet âge ingrat abêtit encore par l’omniprésence des images filmées, se profile un tant soit peu de raison. Non : la réalisatrice préfère les enterrer sous une obéissance douloureuse à la violence du monde tel qu’il est, à la spontanéité servile de l’adolescence. En creux, tout à coup, Clip évoque heureusement le Russe Ils mourront tous sauf moi – tant d’erreurs de l’adolescence qu’une autre réalisatrice, Valeria Gaï Guermanika, filmait avec une brutalité non complaisante, maintenue à distance et d’autant plus saisissante.