Le 28 octobre 1892, Émile Reynaud, le père spirituel du cinéma d’animation, présente quelques courts au Musée Grévin à Paris. Plus d’un siècle plus tard, en 2002, L’Association Internationale du Film d’Animation (ASIFA) décide de commémorer cet événement et pose le 28 octobre comme journée mondiale consacrée au cinéma d’animation. En France, cette journée s’est commuée en fête et durant quinze jours, à Paris et dans les régions, le film d’animation sous toutes ses formes (papier, sable, sel, pastel, marionnettes, 2D, 3D…) projette ses prouesses artistiques, narratives ou expérimentales. L’AFCA (Association Française du Cinéma d’Animation) est au cœur de ces rencontres, débats, projections. Une occasion de partir à la rencontre d’un cinéma qui expose en lignes abstraites, sables colorés, explosions de peinture, sels lumineux une vision singulière du monde et renouvelle inlassablement le désir du spectateur.
Un panorama de l’animation
De la Médiathèque de la Cité des Sciences et de l’industrie (avec une exposition consacrée au papier découpé et à Michel Ocelot) en passant par le Grand Palais dans le cadre de l’exposition Walt Disney, des débats, des propositions d’ateliers et des projections de courts et longs métrages ont permis une entrée vive dans le monde de l’animation. Le manga n’était certes pas en reste au Palais des Congrès de Paris, ni les explications pour faire une animation réussie. À Vitry-sur-Seine, un hommage à l’étonnant Julien Pappé (1920 – 2005), grand marionnettiste entre autre, a ainsi été rendu. La diffusion d’une série de courts auxquels il a participé a permis de se faire une juste idée de son travail : Mort et métamorphoses des civilisations (1967), Brancusi ou l’école du regard (1971), Le Réveil musculaire (1963), ou Les Dents du singe (1960) avec René Laloux. Trappes s’est tourné du côté de Miyazaki et Saint-Michel-sur-Orge a mis à l’honneur l’écran d’épingles cher à Alexeïeff et Claire Baker,… Les jeunes débutants, tout droit sortis des écoles (des Gobelins à Supinfograph’ en passant par les Arts Décoratifs), ont eu le plaisir de voir leurs courts-métrages, des travaux de fin d’études, projetés un peu partout en France.
Ce panorama du film d’animation a eu l’insigne mérite, encore, de confronter toutes les techniques et de mettre en avant autant les auteurs confirmés que les jeunes loups. Il est bien entendu que des petits bijoux côtoyaient des petits navets. Ces comparaisons indispensables permettent de saisir ce qu’un public attend d’un film d’animation : magie, poésie, humour, émotion. Et dans cet alliage très cinématographique, le dessin et la façon de travailler la matière proposée n’étaient pas en reste. L’univers déployé par l’auteur avec un graphisme personnel pouvait ou non fonctionner. Et l’intérêt aussi se trouvait dans la salle : la réaction du public assurait la bénédiction ou jetait l’anathème sur ces films.
Enfin, la réalité du cinéma d’animation, ses problèmes de production et de diffusion, ont été abordés. Faire un film d’animation (seul ou en équipe) demande une telle patience, plusieurs années parfois, que l’offre et la demande se trouvent souvent en décalage. De la technique aux financements, le film d’animation est encore le parent pauvre du cinéma, d’autant qu’il joue davantage sur le court métrage que sur le long. Sa diffusion pose donc problème. De plus, qui dit film d’animation dit film pour enfants, ce qui n’est évidemment pas le cas. Cette idée préconçue empêche parfois de vraies rencontres entre auteurs et public. Il en va de même pour la difficulté que tout critique découvre en abordant le film d’animation : comment en parler, comment le présenter, comment le faire voir avec des mots. L’animation a encore bien du mal à s’imposer chez les journalistes et ne trouve place que par à‑coups.
Enfin, la standardisation des produits animés venant des États-Unis qui sacrifie souvent un scénario au détriment d’une image idéalisée ne doit pas faire oublier l’excellence de l’animation en France. Depuis Kirikou de Michel Ocelot jusqu’à l’étonnant U de Serge Elissalde et Grégoire Solotareff sorti en octobre dernier, les français ont un savoir-faire que peuvent leur envier les majors américaines.
Dans ce bouillonnement d’images et de techniques, deux figures ont alors ici retenu l’attention. Ces deux figures sont des femmes, de belles femmes qui depuis vingt ans tissent une œuvre magistrale et singulière. Si l’une est française et rafle tous les prix à travers le monde, l’autre est polonaise et est devenue une référence en la matière, le sel.
Florence Miailhe ou le geste de l’art
16 octobre 2006. C’est à Paris, rue Vieille-du-Temple, au 106, éditions du Garde-Temps, que la 5ème fête du cinéma d’animation a été lancée. Entourée de dessins et de pastels issus de ses films, Florence Miailhe signe son dernier livre, Chroniques d’ici et d’ailleurs. Cet ouvrage illustré, un livre DVD, décline en ogres monstrueux et corps dénudés l’itinéraire pictural des six courts-métrages que l’artiste a réalisés. Florence Miailhe, césarisée pour Au premier dimanche d’août (2002) et toujours fortement remarquée dans les festivals qui l’accueillent, est cette année l’invitée d’honneur de la fête. Une rétrospective complète est proposée à plusieurs reprises à Paris durant ces quelques jours : Hammam (1991), Shéhérazade (1995), Histoire d’un prince devenu borgne et mendiant (1996), Au premier dimanche d’août (2000), Les Oiseaux blancs, les oiseaux noirs (2002), Conte de quartier (2006).
Depuis bien des années, Florence Miailhe poursuit son chemin de pastels, de peinture et construit seule ou avec une équipe fort légère des courts qui tournent autour du geste. Le mouvement d’un bras levé, d’une main qui refait un chignon restent au quotidien des moments anodins mais prennent ici une force magistrale. Ils révèlent la grâce et l’élégance. Les thèmes mêmes des films sont toujours portés par la sensualité, voire l’érotisme et les déshabillages incessants et les corps dénudés sont transformés par le geste de l’artiste. Les couleurs elles-mêmes bougent et découvrent, mettent en valeur, voilent, dévoilent. La matière s’accouple à la peau. Il n’est alors pas étonnant que Florence Miailhe, pour plusieurs de ses courts, ait usé du recouvrement d’une image sur une autre image pour donner texture à ces reliefs : la poitrine, les lèvres, les doigts. L’éphémère du geste, sa rapidité d’exécution, se trouve autant dans le thème que dans la façon de faire. S’effacent et reviennent les corps. La vision humaine est de cette sorte : une suite ininterrompue d’éclats de gestes, de mouvements. L’image de l’être n’est jamais stable et bouge sans discontinuité. Florence Miailhe, avec poésie et beaucoup d’humour, donne à voir ces vies rythmées par des corps en perpétuels agissements, ces vies bouleversées par un corps qui désire, un corps qui danse, un corps qui tue. Des histoires se forment alors qui ont souvent l’allure de contes. Florence Miailhe relate les déboires d’un prince, les récits d’une Shéhérazade, un fait divers (Conte de quartier), une danse (Au premier dimanche d’août), un hammam. Faire geste avec une histoire semble être le ferment de sa création.
La bande sonore est ainsi toujours soigneusement travaillée : des voix off et de la musique scandent les pas de ceux qui s’effacent et reviennent sans cesse. Si Florence Miailhe travaille méticuleusement les êtres, les lieux se fondent à leur tour. La couleur agit alors et maintient les décors et les corps. Mais tout finit par se chevaucher, s’imbriquer, disparaître et renaître. La vision d’un lieu est elle aussi passagère. Les films de Florence Miailhe sont comme différents angles de prises de vue en un même plan.
Aleksandra Korejwo ou l’art de la réminiscence
Des sables mouvants à la pincée de sel, la BPI (Bibliothèque Publique d’Information, au Centre Pompidou-Beaubourg), a projeté en grand pendant quatre soirs des infimes éléments, des poudres et autres aériennes textures dans le cadre d’un étonnant programme, « Les Maîtres de la poudre ». Ces courts métrages venus de pays divers jouent sur les métamorphoses du sable et du sel pour décrire et conter. L’éphémère se plie ainsi à la nécessité créatrice. Une soirée a alors été consacrée à la maîtresse du genre : Aleksandra Korejwo… un choc.
Aleksandra Korejwo est née en Pologne en 1958 et est diplômée de l’Académie des Beaux-Arts de Poznàn. Bouleversée par la vision d’un jet de sels blancs sur une table noire, elle décide de faire de cette volatile texture sa matière de prédilection. Les sels sont peints par l’artiste elle-même qui use d’une plume de condor pour déplacer ces éléments. Elle réalise alors des premiers courts pour la télévision polonaise : ceux-ci sont des illustrations fantaisistes d’œuvres musicales (de l’Ave Maria de Schubert à La Petite Musique de nuit de Mozart en passant par la Danse macabre de Camille Saint-Saëns). Repérée après un passage au festival d’Annecy au début des années 1990 par Ron Diamond (Acme Filmworks Hollywood), Aleksandra Korejwo part en Californie. Elle y réalise des films publicitaires détonants, une bande annonce géniale pour un film inédit en France, The Wonderful Ice Cream Suit (Walt Disney, 1997 – 1998) et un film institutionnel, Suite for Freedom (2004) sur l’esclavage noir américain. Cette carrière commencée il y a vingt ans reste une leçon magistrale d’indépendance et de patience.
À l’encontre de Florence Miailhe, Aleksandra Korejwo ne conte nullement une histoire. Elle laisse partir les impressions. Ce qui fait la force de son cinéma, outre l’incroyable prouesse technique, reste cette entière confiance faite à la réminiscence. Aleksandra Korejwo nous rappelle une histoire sans jamais la raconter. Le Cygne (1990) pourrait être un mythe brodé autour d’une Léda enfantée mais jamais l’artiste ne pose une narration. Un cygne se déploie : ses ailes deviennent alors des bras graciles, et son bec, une bouche, ses plumes, une chevelure. Imagé en noir et blanc, ce court passe ainsi de métamorphoses en métamorphoses en restant juste sur l’oiseau et la femme contenue. Idem, Suite for Freedom, réalisé avec deux autres auteurs de films d’animation, met en avant cette singularité. Si Caroline Leaf et Luc Pérez utilisent la narration pour introduire l’histoire du peuple noir américain en usant de ficelles dramatiques, Aleksandra Korejwo délaisse le récit pour montrer simplement un corps libre et un corps prisonnier. Elle les plonge dans des couleurs qui les tiennent prisonniers ou les lâchent en liberté. L’émotion est d’autant plus forte que l’esclavage, on le comprend rapidement, ne peut être réduit à une histoire mais se pense aussi en sensation. Les trois films sur Carmen (1994 – 1996), eux, travaillent la sensualité, le désir et la séduction avec quelques monceaux de sels, un rouge lumineux et des silhouettes dessinées. Le Beau Danube bleu (sur la musique de Strauss, 1993) qui commence par la vision d’une tasse posée sur une table emporte tout récit pour se focaliser sur les possibilités dansantes de cette simple tasse de thé.
Aleksandra Korejwo ne dompte pas la poudre et le sel en fonction d’une histoire à raconter mais d’une impression à laisser. Ni cinéma expérimental, ni cinéma narratif traditionnel, le cinéma d’Aleksandra Korejwo, si atypique soit-il, se doit d’être bien mieux connu en France.
Fin et suite
Après toutes ces découvertes et impérissables visions, rendez-vous est donc forcément pris pour la 6ème édition de la fête du festival du cinéma d’animation en 2007.
Nous remercions l’AFCA (Association Française du Cinéma d’Animation), Olivier Catherin notamment, pour cette plongée au cœur de dunes de sable, de poignées de sel, de crabes pensants, d’huissier malheureux, et de Shéhérazade sensuelle.