Pourquoi regarde-t-on le sport ? Que recherche-t-on dans son spectacle ? La question mérite d’être posée. Est-ce tant la beauté de l’action, du beau geste, du tir bien placé, ou celle de la confrontation humaine ? Disons que le propre du sportif, c’est de se mettre en position de risque, de défier l’autre et surtout lui-même dans un système de règles auxquelles il se plie et qui mettent son corps à l’épreuve. Disons que le propre de cette institution qu’est la compétition sportive, c’est d’organiser la représentation de cette confrontation, de la rendre spectaculaire. Et que le propre du spectateur sportif, c’est d’adhérer à ce spectacle des jeux de l’arène. Pour aller plus loin, il peut, comme le cinéphile écume les making of et s’infiltre dans les entrailles de la production d’une œuvre, s’intéresser à la préparation physique, à la stratégie, par l’entremise des journalistes et autres documentaires. Cependant, pour peu qu’il existe un point de bascule radical « devant » et « derrière » la caméra, il n’en est pas exactement de même pour l’arène sportive. Contrairement aux acteurs, les joueurs, une fois dans le match, ne jouent qu’eux-mêmes. L’affrontement dépasse les frontières du terrain. Ils sont engagés personnellement dans la lutte, moins comme une troupe de comédiens que comme une cohorte de soldats – même si la guerre dont il est question est un jeu, une bataille « pour de faux ». Ainsi est le sportif professionnel : homme de spectacle et de combat à la fois.
Il y a, donc, cette forme particulière de spectacle, dont la dramaturgie se joue en temps réel, menée par les ambitions opposées de deux équipes. Il y a une histoire sans qu’il y ait d’auteur : on peut jouer David contre Goliath, ou le choc des titans, parler d’épopée, tomber, rebondir. On a d’ailleurs pu voir certains critiques de cinéma s’y plonger sur des modes de lectures proprement cinématographiques. Ces modes posent une diversité de questions : il y a l’analyse de la mise en image du match, objet d’une étonnante et passionnante collection d’articles d’Independencia au moment de la Coupe du monde 2010, ou encore le rapport du public télévisuel au spectacle d’une compétition. Il y a enfin la question du match lui-même, l’affrontement dans le temps présent, la dramatique sportive, indifférente aux caméras, avec l’exemple du tennis auquel Serge Daney a consacré une imposante littérature.
Côté cour et côté pelouse
Il est intéressant de voir à quel point Stéphane Meunier oppose l’abondance démonstratrice d’images de la rencontre, prises entre les feux de dizaines de steadicamers, et le très humble dispositif de ses propres prises de vues. Les Yeux dans les Bleus est donc écrit comme une suite d’allers-retours entre la scène et les coulisses, et la scène vaut clairement pour territoire étranger. On lui préfère le cocon du vestiaire, le boniment paternel du coach. On ne verra des matches qu’une poignée de temps forts : souvent montés à grand renfort d’angles, de ralentis, de répétitions, comme pour compenser de façon presque taquine l’inexistence du match lui-même dans le film par une surreprésentation de l’instant, du but proprement dit, du pic de tension. Ces cinq ou six images ultrasymboliques que Meunier choisit sur chaque rencontre, ce sont sûrement les mêmes que celles que le maquettiste de L’Équipe sélectionne pour sa une du lendemain. Si ces moments contrastent si violemment avec le fil du documentaire, c’est parce qu’ils s’aventurent tout à coup dans le point de vue de l’arène, celui de la masse des spectateurs, du football mondialisé, médiatisé.
Pourtant, même certains buts sont pris d’abord sous l’angle du banc des remplaçants : le plus important, ce n’est pas l’ouverture laborieuse du score contre le Paraguay, mais la fin de la tension et l’explosion libératrice dans les coulisses, entre un Henry blessé et les préparateurs physiques. Il y a quelque chose d’infiniment touchant dans la façon qu’a Stéphane Meunier de continuer de filmer le groupe France comme une équipe de benjamins, la persistance d’un esprit collectif presque puéril. Parce que nous sommes si loin des feux du spectacle, nous ne pouvons pas voir autre chose qu’une équipe qui se prépare à gravir une montagne – que ce soit un tournoi local ou une Coupe du monde. Jamais les joueurs ne sont interrogés sur leur relation avec le public, sur une certaine forme de responsabilité (vis à vis des spectateurs, vis à vis des fameux « jeunes »). Pas non plus de ces fragments d’interviews sur fond noir si chers à la journalisterie documentaire habituelle, avec commentaires d’experts, anciens joueurs en costume, personnalités diverses. Le fil rouge, ce n’est rien d’autre que l’exploration sensible du groupe : découvrir les figures d’autorité, leur façon de la maintenir.
Car si le public français a un souvenir si fort de la Coupe du monde 1998, c’est peut-être plus pour y avoir vécu une épopée très cinématographique que pour le spectaculaire des matches et des buts marqués. À ce titre, Stéphane Meunier sait où se placer. Il fossilise la mémoire de cet enthousiasme national autour de ce qui a vraiment compté : la course au « droit d’y être » de Dugarry, les blessures de Guivarc’h, l’autorité paternelle de Deschamps et Blanc… Si « la musique, c’est l’espace entre les notes » (Debussy), le sport est peut-être parfois l’espace entre les matches. Tout le monde se souvient sûrement que Thuram le défenseur a marqué un doublé. Mais qui, en dehors des amateurs, se souvient précisément des buts eux-mêmes ? Les Yeux dans les Bleus raconte ce rapport-là au football : le rapport à une histoire fragile qui peut s’écrire dans l’instant ou bien s’arrêter net.
Cristalliser ce souvenir de public, autour du groupe, de la parole de l’entraîneur, mais pas du geste physique, voilà ce qui fait des Yeux dans les Bleus un film de sport puissamment unique. Beaucoup voient dans cette Coupe du monde leur plus intense souvenir de sport. Le film de Stéphane Meunier pourrait en être l’ADN, le volet intime. Si l’intériorité est un territoire que le documentariste aime à explorer, alors Meunier en est un : puisqu’il a su découvrir dans une compétition sportive une émotion, somme toute, très cinématographique.