Son élégance mystérieuse et son regard profond ont hanté des générations de cinéphiles, et n’ont pas perdu de leur force (en 1998, elle occupait la place centrale du court métrage de Xavier Giannoli, L’Interview). Incarnant, mieux qu’aucune autre peut-être, les splendeurs et les fêlures du star-system, Ava Gardner a offert une image elle-même tissée au gré de rôles chargés d’échos, de la fiction à la fiction, ou de la fiction au réel ; mais si cette image a vite acquis l’étoffe d’un mythe, elle semble toutefois marquée par l’insatisfaction, voire le déchirement… Retour sur une reine qui voulait être femme.
« Le film statufie et m’évoque la phrase de Moussorgski à son lit de mort : “L’art sera un jour fait de statues qui parlent.” […] La femme est plus secrète que l’homme et le cinématographe livre les secrets. » Ces propos de Jean Cocteau mettent en lumière une puissance fascinante de l’actrice filmée, et, pour peu qu’on les rapporte au classicisme hollywoodien, peuvent trouver un écho éclairant dans le phénomène du star-system : Hollywood, fameuse usine à rêves, qui fabriquait sans doute les mystères plus qu’il ne « livrait les secrets », était aussi une usine à mythes – le mythe étant, selon la définition d’Edgar Morin, « un ensemble de conduites et de situations imaginaires, [qui] peuvent avoir pour protagonistes des personnages surhumains, héros ou dieux ». Que les acteurs et actrices qui incarnaient ces héros « à mi-chemin des dieux et des mortels » se soient eux-mêmes vus doter d’une substance héroïque, au point de former une mythologie des temps modernes, c’est ce qui fait la spécificité du cinéma, et ce qu’on pourrait aisément nommer sa magie. La figure d’Ava Gardner nous semble digne d’intérêt, en ce qu’elle connut son apogée à une période où le classicisme hollywoodien touchait déjà à sa fin ; mythe d’une femme qui conjuguait sensualité et noblesse d’âme, certes, mais mythe non dénué de fêlures, et qui semble annoncer le crépuscule d’un cinéma « classique » fondé sur une mythologie moins dysphorique. Il s’agira ici d’aborder l’entremêlement de personnages fictifs, appartenant à différents films mais dotés de traits communs, et de la figure d’une actrice devenue star – c’est-à-dire, d’une certaine manière, un personnage tout aussi fictif, né du regard de cinéastes et de spectateurs qui en ont fait une quasi-divinité. Ava Gardner, figure mythique, semble aussi incarner les failles de la mythification : femme déifiée mais aspirant à être authentique, adulée mais souvent condamnée à une profonde insatisfaction, elle nous engage à remettre en question le statut même du mythe, et à interroger son possible rapport à la souffrance, et à la mort.
« Le plus bel animal du monde »
Que l’on parle d’Ava Gardner comme d’un mythe ne surprendra pas quiconque a entr’aperçu le pied nu dépassant timidement de la robe d’une statue funéraire, le portrait de « la bien-aimée des Dieux, qui lui donnèrent le précieux coffret qu’elle ne devait pas ouvrir », ou la silhouette fatale, gantée de noir, de The Killers (Les Tueurs, Siodmak, 1946). Celle en qui l’affiche de The Barefoot Contessa (La Comtesse aux pieds nus, Mankiewicz, 1953) voyait « le plus bel animal du monde », venue d’une petite ville de Caroline du Nord, devenue presque par hasard starlette à la MGM, s’est rapidement imposée comme une présence unique et inimitable – la plus grande sensualité associée à une noblesse d’âme et une élégance sans égales. Que les personnages qu’elle a interprétés (notamment après 1952, avec le rôle de Pandora dont Ava Gardner disait qu’il avait changé sa vie) finissent par n’en former plus qu’un dans la mémoire commune n’aurait rien d’étonnant, tant ils se complètent et se répondent ; personnages-jumeaux qui apparaissent comme autant de facettes d’une figure qui les résume, et les transcende – figure mythique par excellence : la Star, femme devenue légende, ou légende prenant les traits d’une femme.
Beauté exotique ou plutôt exotisée, fille d’un général russe dans The Great Sinner (Passion fatale, Siodmak, 1949), d’origine française dans My Forbidden Past (Mon passé défendu, Stevenson, 1951), ou espagnole dans Lone Star (L’Étoile du Destin, Sherman, 1952), métisse abandonnée dans Show Boat (Sidney, 1951), elle est la déracinée, la belle étrangère dont les lèvres épaisses, la crinière brune et le port altier ne peuvent que venir d’ailleurs, d’un autre monde, d’un autre temps. Pandora and the Flying Dutchman (Pandora, Lewin, 1952) consacre ses origines espagnoles, « parce que c’est le caractère espagnol qui synthétise le mieux passion, fierté, noblesse, grandeur d’âme et sensualité », résume Edgar Morin. L’héroïne de Barefoot Contessa est une danseuse de Madrid ; celle de The Snows of Kilimandjaro (Les Neiges du Kilimandjaro, King, 1953), mourra pendant la guerre d’Espagne. Toute la deuxième partie de The Sun Also Rises (Le soleil se lève aussi, King, 1954) se déroule dans des paysages hispaniques. Cosmopolitisme, errance, mais aussi insatisfaction profonde forgent un personnage qui se décline selon des rôles « autobiographico-mythologiques ou, si l’on préfère, avagardnériens » (Claude Gauteur) : la femme avagardnérienne cherche un amour absolu que les hommes qu’elle croise ne peuvent lui procurer ; sacrifiant son enfant et son amour dans The Snows of Kilimandjaro, ne trouvant le bonheur qu’avec un fantôme dans Pandora, c’est à l’impuissance qu’elle est confrontée dans Barefoot Contessa comme dans The Sun Also Rises – ce dernier s’achevant toutefois, à la demande du producteur, sur un happy-end.
Ces traits communs dessinent une image, construite au gré des films et des rôles – construite par Ava Gardner, par ceux qui l’ont regardée, par ceux qui l’ont modelée. Si, comme l’écrivait Christian Metz, « tout film de fiction est un documentaire sur les conditions de son propre tournage », on ne s’étonnera pas de la puissante mise en abyme qui règne dans bon nombre des films d’Ava Gardner : la construction d’un personnage incandescent, d’une grâce irréelle et divine, c’est aussi la construction d’une star. Dans The Barefoot Contessa, comme le note N.T. Binh dans son ouvrage sur Mankiewicz, « lorsque Harry admire le talent de Maria à se servir de la lune comme spot lumineux, c’est bien un spot et non la lune qui découpe la sublime Ava Gardner ». Si Maria Vargas est une créature mythique, elle est aussi la « mise en récit » de la fabrication d’une autre star, qui lui prête ses traits et son corps – star « réelle », s’il en est. Le dispositif narratif de Barefoot Contessa se prête lui-même au jeu du mythe. L’enquête sur l’histoire de Maria Vargas, menée par trois hommes et organisée en huit flash-backs, n’est pas simple investigation : elle est aussi fabrication. Les trois narrateurs reconstruisent l’image d’une femme morte ; c’est leur regard qui fait advenir sa présence. De manière significative, au début du premier flash-back, on ne voit pas Maria danser ; jeu délicieusement provocateur avec l’attente du spectateur, certes, mais qui obéit aussi à une logique narrative, puisque Harry Dawes – le narrateur – n’entre dans le cabaret qu’après la danse, et n’assiste donc pas à la scène. La figure qui se met en place, convoquée par des souvenirs qui fabriquent une image sous les yeux du spectateur, est une femme de fiction, qui n’existe que par les récits qui sont faits d’elle ; il en va de même pour la fabrication des stars, qui n’existent que par les fictions qui les mettent en scène. La star, cet être idéal ou idéalisé, cet être multiple qui est aussi bien imaginé par le spectateur, c’est exactement ce qu’est Maria Vargas, plus belle et plus forte morte que vivante ; pour l’aimer, il faut la re-fabriquer, redonner corps au souvenir. C’est parce que Maria est objet de regard et de parole qu’elle acquiert son existence ; c’est parce qu’Ava Gardner est objet de « mises en fiction », fabriquée au gré des rôles et des récits (au sein de Barefoot Contessa, qui est aussi l’histoire de trois femmes en une – Maria Vargas, Maria d’Amata, la comtesse Torlato-Favrini –, mais aussi par écho avec d’autres films, dont Pandora est sans doute le plus marquant), qu’elle se voit dotée d’une épaisseur mythique.
Est-ce à dire que l’actrice, dans le système hollywoodien, n’était qu’un pur objet, une matière première soumise au bon vouloir de cinéastes-Pygmalions ou de spectateurs tout autant responsables dans la construction d’une image idéalisée ? Ava Gardner, figure féminine créée par des hommes, serait-elle le simple produit d’un désir masculin – schéma qui ne date pas de l’invention du cinématographe, mais que l’on trouve aussi en peinture ou en sculpture, où la femme, d’abord objet de désir et figure d’inspiration, a mis longtemps à être reconnue comme possible sujet de création ? « De la matière première non spécialisée sous la direction de vrais techniciens qui sont les ingénieurs, les mécaniciens, les cameramen, les réalisateurs », résume Edgar Morin. Ava Gardner, dans ses Mémoires, écrivait elle-même : « Je les ai laissés faire ce qu’ils voulaient avec mes lèvres, qu’ils ont transformées en une sorte de grosse tache écarlate à la Joan Crawford. En fait, quand je me suis regardée dans la glace, j’ai eu beaucoup de mal à me reconnaître. Mais c’était le sort habituel réservé aux starlettes d’Hollywood, à l’époque : le mot d’ordre était de produire à la chaîne des espèces de poupées chinoises plus ou moins interchangeables, et tout le monde obtempérait. » La perspective, peu valorisante pour les actrices, serait celle d’un « éternel féminin » répondant à des critères masculins, et s’incarnant dans une image forgée par des hommes. Mais Claude Gauteur, contre toute idée de malléabilité ou de passivité, souligne la place à part d’Ava Gardner, « la plus fascinante de toutes les stars de l’histoire du cinéma ». « Si Ava Gardner n’est pas, à proprement parler, un auteur, elle n’en est pas moins infiniment plus qu’une simple actrice. » Et Gauteur de la comparer à Chaplin, qui « est à lui-même son propre Pygmalion » ; fait exceptionnel pour une actrice, « Lewin, Mankiewicz et consorts ont besoin d’elle plus qu’elle n’a besoin d’eux » ; leurs films n’auraient pu être écrits sans elle, ou pour une autre. Étonnant pouvoir d’une femme qui semble imposer sa présence et son aura – Galatée qui serait femme avant d’être statue, figure de création autant que d’inspiration.
Mais de la déification à la réification, il n’y a qu’un pas. Sculptée deux fois, dans One Touch of Venus (Un caprice de Vénus, Seiter, 1948) et dans Barefoot Contessa, Gardner devient « un rêve de pierre », beauté inaltérable mais froide, incapable de mouvement et de liberté. Une « statue qui parle ». La star, écrit Edgar Morin, « doit, en permanence, être identique à elle-même dans sa perfection rayonnante ». Le rêve de l’inaltérable est aussi celui d’un effacement de l’humain ; le star-system construit des figures dont toutes les imperfections ont été gommées, et qui s’en trouvent figées dans une forme d’inhumanité. Le mythe est-il une image édulcorée, aseptisée, qui efface la femme en même temps qu’il l’idéalise ? « Je me suis toujours sentie prisonnière de mon image, écrivait Ava Gardner. J’ai toujours eu la conviction que les gens préféraient le mythe et refusaient de voir ce que j’étais vraiment. » Quelle place reste-t-il à l’humain dans ce nouvel Olympe ?
« J’essaie simplement d’être heureuse »
Que le statut de mythe puise être insatisfaisant, c’est ce qui apparaît au cœur même de la fiction. Le rêve du retour à la terre est magnifié par Maria Vargas, comtesse qui ne marche que les pieds dans la poussière, qui fréquente des hommes de basse condition, et danse encore au milieu des gitans quand le monde entier l’adule, « apaisant sa nostalgie d’un amour que les hommes “civilisés” ne peuvent lui donner » (Jacques Siclier). Mais Vénus, dans One Touch of Venus, ne disait pas autre chose : devenant femme le temps d’une journée, lasse de ses froides hauteurs, elle aspirait au bonheur fugace des mortels, à des relations véritablement humaines, même imparfaites. Il n’est pas anodin que ce rêve d’un retour à l’authenticité ait été incarné par une femme qui fut d’abord une enfant de la campagne, élevée près d’un champ de tabac, et qui épata un jour toute une équipe de la MGM en démontrant qu’elle savait traire une vache. Dans Mogambo (Ford, 1954), elle incarne une femme à fort tempérament, qui contraste avec la froideur du personnage de Grace Kelly ; l’une est « sensualité brune », l’autre, « spiritualité blonde ». Le mythe aspire à prendre corps, à descendre parmi les mortels et à s’y faire une place. Le bonheur convoité semble être un bonheur de la simplicité : à Harry (Gregory Peck) qui lui soutient que « tout le monde essaie de faire quelque chose », Cynthia Green, l’héroïne de Snows of Kilimandjaro, répond paisiblement : « J’essaie simplement d’être heureuse. » De là, une quête amoureuse sans cesse relancée : Maria Vargas, « Cenicienta » à la recherche de son Prince ; Pandora Reynolds, qui aspire à l’amour absolu. De là, aussi, des déceptions et des frustrations qui ne s’expliquent que par cette exigence infinie. Le mythe-Ava, comme celui de Maria Vargas, n’a plus l’immédiateté confortable de celui d’une Garbo ou d’une Marlene : elle est un « mythe qui se refuse aux hommes », selon la belle expression de Jacques Siclier. Maria est un mythe qui aspire à retrouver le contact de la terre, mais n’accepte pas pour autant de s’en remettre aux hommes, qu’elle repousse à plusieurs reprises. « Les inconséquences de Maria ne sont pas caprices de nymphomanes ou égarements de femme frigide. Le mythe de la femme (la plus belle du monde) refuse de se laisser assumer par des hommes qui en sont indignes. »
Et pourquoi en sont-ils indignes ? Sans doute parce qu’ils n’écoutent pas sa soif d’authenticité, et qu’ils lui assignent sans cesse un rôle à jouer ; ils sont impuissants à l’aimer comme une femme. Dans One Touch of Venus, Robert Walker, surpris par Vénus qui, devenue femme, cherche à le séduire, lui lance : « Retournez sur votre piédestal, et laissez-moi tranquille !» Le comte Torlato-Favrini fait-il autre chose, proposant à Maria de tenir un nouveau rôle, celui d’une comtesse – alors même qu’elle espère enfin quitter les oripeaux du vedettariat, et être aimée comme une femme authentique ? Il y a, entre ses aspirations et le regard des hommes, un décalage fondamental – décalage qui est sublimé par la thématique de l’impuissance, qui apparaît dans Barefoot Contessa comme dans The Sun Also Rises. Symboliquement, le schéma est aussi présent dans Pandora : le seul homme dont l’héroïne soit réellement éprise est un fantôme. Femme qui ne peut être aimée comme femme, mythe que l’on cantonne à son piédestal : Ava Gardner incarne la tragédie de stars enfermées dans leur image, et jamais aimées comme des êtres de chair.
Qu’Ava Gardner ait tenté, à partir de Pandora, de sortir du carcan d’Hollywood, terre du mythe par excellence, peut sembler significatif ; elle s’affranchit de l’usine qui l’a fabriquée, voyageant beaucoup à partir de 1951, en partie au gré de ses amours. Pandora, film anglais tourné en Espagne, annonce une série de tournages qui auront lieu à l’étranger. De même, la star Maria D’Amata tente d’échapper à Hollywood par l’Europe (Espagne puis Italie). Mais l’Ancien Monde n’est pas plus à même de l’accueillir dignement. Ava Gardner, « trop grande pour un Hollywood rétréci », est « une reine désormais sans royaume, ses sujets sont épars dans le monde » (Edgar Morin). Ni Maria, ni Cynthia Brett, ni Pandora ne peuvent trouver de bonheur sur terre. Seul un retour au domaine du mythe permettra à Pandora d’assouvir sa soif d’absolu : le mythe sera ainsi indissociable de la mort – peut-être le seul royaume véritable de la star.
Souffrir, mourir, renaître
Passer du règne de l’image au règne de la mort peut sembler abrupt ; il y a pourtant, derrière le star-system qui est un culte de l’apparence, et de la perfection, des fêlures, voire des déchirements, qui renvoient à une obscurité fondamentale. Les stars, qui consacrent le règne du tout-image, consacrent aussi une idée de la perfection, la beauté physique se présentant comme la garantie d’une beauté morale. Pour Edgar Morin, « le corps idéal de la star révèle une âme idéale. […] La star ne peut être immorale, perverse, bestiale. Elle peut donner le change au début du film ; mais la fin nous révèle sa belle âme. » L’âme étant conçue comme indissociable du corps, aucun déchirement ne semble possible ; tout est placé sous le signe de l’osmose et de l’harmonie. Pourtant, une dualité douloureuse est perceptible dans les rôles qu’a interprétés Ava Gardner, et dans l’image qui en est née. Sensualité et spiritualité semblent incapables de jouer de concert ; par la même, tout bonheur est rendu impossible. C’est ce qu’incarne pleinement le personnage de Pandora Reynolds, à propos duquel Edgar Morin écrit : « Entre les besoins sexuels et les besoins de l’âme, il y a un divorce radical. Aucun des amants d’Ava ne lui apporte l’amour. Celui qui lui révèle enfin le véritable amour n’est qu’un spectre. » Pandora, comme Maria Vargas, multiplie les liaisons sans importance, mais ne donne son cœur qu’à un homme qui demeure en-dehors de toute sensualité. Ce déchirement, dont résultent une insatisfaction permanente et une souffrance irréductible, introduit une dissonance dans l’image de la star, censée produire une harmonie entre qualités morales et physiques, une totalité uniforme et dépourvue de failles.
Que le déchirement ne puisse être dépassé que dans la mort, c’est ce que suggèrent le dénouement de Pandora, comme l’ouverture de Barefoot Contessa. L’impossibilité d’un bonheur immanent conduit irrémédiablement à une mort qui est aussi une « mort-immortalité », selon les mots de Claude Gauteur, qui suggère également d’appliquer à Maria d’Amata ce qu’Edgar Morin disait de James Dean : « Le héros des mythologies, dans sa recherche de l’absolu, rencontre la mort. Sa mort signifie qu’il est brisé par les forces hostiles du monde, mais qu’en même temps, dans cette défaite, il gagne enfin l’absolu : l’immortalité. James Dean meurt. Sa victoire sur la mort commence. » Par la mort, la star confirme et magnifie son statut de star : elle est à la fois plus et autre que l’humain, une créature des hauteurs, d’essence quasi divine. Par la mort, Pandora rejoint pleinement la terre du mythe ; « Vous m’avez idéalisée. Ce sont mes traits ; seule l’expression est différente » avait-elle dit en découvrant le portrait de Pandora-déesse. La mort lui redonne ses qualités divines ; la pureté de son âme est montrée au grand jour (elle se sacrifie pour sauver l’homme qu’elle aime) ; elle rejoint une perfection qui n’a plus besoin d’une présence physique, et qui se situe au-delà de l’image (comme le suggérait déjà, au début du film, la destruction du visage peint par le Hollandais, et son remplacement par la forme, purement symbolique, d’un œuf).
La statue de Barefoot Contessa, quant à elle, divinise et se situe au croisement du divin et de la mort : le comte Torlato-Favrini entend certes immortaliser sa femme, mais en la faisant poser, il la fait rejoindre une famille destinée à s’éteindre – famille-fantôme, qui n’existe que par une galerie de portraits. De manière significative, la statue servira de stèle funéraire. Pascal Mérigeau, dans l’ouvrage qu’il a consacré à Mankiewicz, écrit ainsi : « Condamné à disparaître, Vincenzo Torlato-Favrini entraîne sa jeune épouse avec lui. Mais ne l’avait-il pas déjà enterrée une première fois en créant cette figure de pierre, de même que Miles Fairley, en faisant le portrait de Lucy Muir, ne cherchait-il pas à transformer la jeune femme en passé ?» Mais, paradoxalement, l’apparence figée et immuable à laquelle Maria est condamnée est aussi ce qui lui assure une vie post-mortem : c’est ce que suggèrent les plans du cimetière, qui lient un flash-back à l’autre. Les analyses de Claude Gauteur à ce sujet sont très éclairantes. Quand Muldoon prend la suite de Dawes dans la narration, il ignore le secret de Maria (la nudité des pieds) ; or, un plan nous montre ironiquement le pied nu de la statue, en préface au récit : « Maria morte défie celui qui croit tout savoir sur elle », écrit Gauteur. Le plan final suggère également une vie de la statue, qui contemple victorieusement (il s’agit d’une plongée) la foule sortant du cimetière. « Maria morte commence, statufiée, à vivre éternellement. » De même, dans la dernière scène (le meurtre de Maria), « la statue revient dans le champ, vivante pour la première fois, tandis que Maria, exsangue, passe devant elle, comme pour lui rendre hommage. Il incombe à Harry de rendre la morte (Maria) semblable à la vie (la statue) : pour la dernière fois il retire les chaussures de Maria. »
Le cinéma serait-il une « mort au travail » – un art qui, comme la statuaire, fige les images pour mieux enterrer les êtres, et ne crée des mythes qu’en leur retirant tout souffle vital ? Ce que la sculpture fait à Maria D’Amata, le cinéma l’a fait à Ava Gardner, disparue en 1990, mais dont l’image est encore bien présente : si le cinéma fabrique de la mort, il fabrique de la mort qui dure – de la « mort-immortalité ». Le mythe d’Ava Gardner, qui est aussi un mythe du déchirement, de l’impossible conciliation du corps et de l’âme, et, par conséquent, de l’impossible appartenance à la terre, a imposé la figure d’une femme adulée mais jamais reconnue comme telle – désirée, mais jamais aimée ; la figure d’une femme de l’ailleurs, toujours insatisfaite, et qui ne trouvera son accomplissement que dans une mort qui est aussi la promesse d’une éternité.