Brentwood, sa route nationale, son snack, sa station-essence… Un soir, deux tueurs viennent assassiner Pete Lunn, dit « le Suédois », arrivé depuis quelque temps en ville… La victime ayant souscrit une assurance-vie, un détective vient enquêter sur les circonstances de sa mort… Le film qui a révélé Ava Gardner et Burt Lancaster. Attention chef d’œuvre !
Robert Siodmak fait partie de ces réalisateurs germanophones qui ont fui le nazisme et contribué après-guerre à la gloire d’Hollywood. Comme beaucoup de ces exilés, sa carrière américaine a débuté par des films noirs. Histoire de faire ses preuves. Mais alors que ses condisciples ont vite délaissé ce genre pour la comédie (Billy Wilder) ou le mélodrame (Douglas Sirk), ou tout au moins largement transgressé ses codes afin de tracer un chemin plus personnel (Fritz Lang), Siodmak est resté fidèle à une forme traditionnelle du polar, jusqu’à faire de ce classicisme sa marque de fabrique.
Les Tueurs constitue l’une de ses plus belles réussites. Tout y est. Le sombre noir et blanc. La musique anxiogène. Des silhouettes dans la nuit. Les feutres mous. Les longs imperméables aux poches remplies de revolvers. Une description des bas-fonds. Le monde hargneux de la boxe. La présence tentaculaire de la pègre. Le vieux bandit rangé des voitures. L’argent pour objectif. Un braquage. Le partage du butin qui se passe mal. Les mâchoires de la mort qui inexorablement se referment. La chute après l’ascension. Un homme pourchassé, puis tué. Le détective privé téméraire. Comme toujours flanqué d’une jolie secrétaire. La collaboration distante de la police. Le bain de sang à chaque coin de rue.
Tout est donc là, mais transcendé par une réalisation au cordeau. Le poncif est systématiquement déjoué par la mise en scène. Ainsi, le générique de début est plaqué sur un plan non pas figé mais en mouvement, où le spectateur doit deviner dans la pénombre les intentions de deux mystérieuses ombres.
La suite est à l’avenant. Le guet-apens du snack est d’une tension insoutenable. Lorsque l’un des tueurs emmène deux témoins dans une seconde pièce, on s’attend à entendre des coups de feu qui ne résonneront finalement jamais. Et une séquence plus tard, le contraste est on ne peut plus saisissant entre les travellings suivant le jeune pompiste courant sauver son collègue menacé et, plan suivant, le corps allongé de ce même homme pourchassé qui a décidé de ne plus fuir.
Encore plus réussie est la séquence du braquage. Filmé en un long plan séquence, à la grue, le déroulement du vol est d’une folle limpidité. Nul besoin de suivre caméra à l’épaule les protagonistes pour être totalement embarqué dans l’action. Maître de son art, Siodmak entraîne le spectateur dans une fluidité illusoire avant de le surprendre par la brusque intervention d’un garde armé dans la belle mécanique du casse. On pense aux plus grands, évidemment à Welles, à La Soif du mal.
Bien sûr, narration et réalisation jouent tellement le contre-pied que le résultat pourrait devenir d’une froideur mécanique. Et ce fut parfois le défaut de ce brillant réalisateur qui, à force de chercher constamment à dérégler ses plans pour faire surgir l’ambiguïté, arrivait parfois à ne produire que des œuvres mortifères.
Ici, Siodmak évite cet écueil par la présence au casting de deux stars en devenir : Burt Lancaster, animal, et Ava Gardner, juste sublime. Les deux irradient la pellicule, mettent de la chair, là où il ne pourrait y avoir que vaine virtuosité. L’une plus que l’autre, il faut bien le dire.
Quand Kitty Collins se tourne vers Pete Lunn, appuyée contre ce piano, en robe du soir, les flammes de l’enfer dans les yeux, quand elle le regarde, allongée sur un lit, s’asseoir près d’elle, avec cette moue dédaigneuse du prédateur tenant sa proie entre ses griffes, quand elle sanglote à deux reprises dans les bras de son homme du moment pour éviter la prison, le talent frôle la grâce.