À l’occasion du 70e anniversaire de la disparition de Georges Méliès, La Cinémathèque française propose une lumineuse exposition coordonnée par Serge Toubiana et Costa-Gavras, dont la scénographie très épurée a été élaborée par Massimo Quendolo. Cet événement s’accompagne de la parution d’un excellent catalogue co-édité par La Cinémathèque et La Martinière, de deux passionnants coffrets DVD chez Studio Canal / Fechner Productions et chez ARTE Vidéo agrémentés de bonus éclairants et de la mise en ligne d’un zoom multimédia très ludique consacré à L’Homme à la tête de caoutchouc de 1901, qui nous invite à rentrer dans l’univers du cinéaste grâce à des jeux interactifs instructifs. Des ciné-concerts sont par ailleurs programmés les 4 et 25 mai. Le pianiste Lawrence Lehérissey, arrière arrière-petit-fils du cinéaste accompagnera ces projections inédites.
À la recherche d’une œuvre disparue
De 1896 à 1914, Georges Méliès, artiste prolifique tourne pas moins de 520 films. Ruiné, à la fin de sa vie, il est contraint de vendre sa propriété, ses meubles, ses studios, ses décors et doit brûler lui-même ses boîtes de films encombrantes. À sa mort, sa petite-fille Madeleine Malthête-Méliès, curieuse de redécouvrir l’œuvre de ce grand-père atypique, part à la recherche des bandes disparues en mettant à contribution son époux et les forains. En effet, ces courts films étaient présentés dans les fêtes foraines accompagnés de boniments. Le coffret édité par Studio Canal nous fait revivre cette expérience grâce à la collaboration d’André Dussollier. On a retrouvé des textes écrits à l’intention des forains, qui ont servi de trame au comédien. Le bonimenteur devait témoigner d’une grande habileté car le rythme de ces films était effréné, les actions se succédaient en une chorégraphie de gestes réalisés avec une grande dextérité.
Deux ans plus tôt à la création de La Cinémathèque en 1936, son fondateur H. Langlois, cinéphile passionné avait déjà commencé à rassembler les objets et films épars du cinéaste devenu, à la fin de sa carrière, marchand de jouets à la gare Montparnasse en compagnie d’une ancienne de ses actrices et nouvelle épouse, Jehanne d’Alcy. Il s’était pris d’affection, pour le vieil homme avec son ami Georges Franju, qui réalisera par la suite un très émouvant documentaire, que nous propose de redécouvrir ARTE Vidéo. À son décès, sa femme fit don à la Cinémathèque de son projecteur, qui devint la première pièce de la collection de cette institution. L’exposition Méliès, magicien du cinéma retrace avec beaucoup de pertinence le parcours de ce pionnier du septième art.
De l’illusionnisme au cinéma
En 1880, le jeune bachelier refuse de reprendre avec ses frères l’entreprise familiale de confection de bottines pour se consacrer en Angleterre à l’art de la prestidigitation. De retour à Paris, il rachète le célèbre théâtre Robert-Houdin, dans lequel il présentera des spectacles d’illusionnisme. En réhabilitant cette salle, Méliès récupère une partie des accessoires du magicien qu’il admire tant. On découvre avec émerveillement au cours de l’exposition de La Cinémathèque, certains de ces objets comme son fameux carton à dessin fantastique, duquel étaient extraits toutes sortes d’objets, ainsi qu’un de ses fascinants automates.
En 1895, Méliès assiste au Grand Café à la première représentation du cinématographe Lumière. Antoine Lumière refuse de lui vendre son invention, qu’il pense éphémère. Méliès décide alors de se procurer un avatar de cet appareil en Angleterre. Il projette bientôt à son tour des films tournés dans le jardin de la maison familiale sur la scène de son théâtre du boulevard des Italiens, qu’il reconvertit en cinéma et commence à les commercialiser. Il brevette cette même année le premier projecteur transformé en caméra appelé kinétograph. Son collaborateur Lucien Reulos, quelques mois plus tard, dépose la célèbre étoile noire de la Star Film avec les mentions déposées et trade-mark.
Mais comment est-il parvenu à appliquer son art de l’illusionnisme au medium cinématographique ?
Un jour, alors qu’il filme dans la rue, la pellicule se bloque puis se débloque quelques minutes plus tard. Les voitures conduites par des hommes se transforment au fil de la pellicule en corbillards menés par des femmes. Le hasard lui fait ainsi – comme il se plaît à le raconter – découvrir le premier trucage de substitution. Il l’utilisera par la suite à maintes reprises. Son premier film par arrêt de caméra Escamotage d’une dame chez Robert-Houdin est produit en 1896. Au tournage, il remplace son actrice par un squelette en y associant un effet de fumée. La femme se transforme par la magie du cinéma en squelette.
Selon Méliès, il existe quatre catégories de vues cinématographiques. Il y a les vues de plein air, les vues scientifiques dont la paternité est attribuée à J.-É. Marey, inventeur de la chronophotographie, les sujets composés et les vues dites à transformation. Il arrête très vite les vues de plein air et n’aura jamais recours aux secondes. Les sujets composés et les vues à transformations sont l’essentiel de sa production.
Le cinéma lui permet avant tout d’élargir sa palette de tours de magie. Il intègre ses projections à ses spectacles, en associant l’univers de Robert-Houdin à la cinématographie des frères Lumière. S’inspirant des techniques de la photographie spirite, qui permettaient de faire croire aux incrédules à la présence de manifestations paranormales sur l’émulsion, il utilise des procédés comme la surimpression. Elle lui apparaît comme un ersatz du truc des spectres vivants et impalpables décrits par Robert-Houdin dans son livre posthume Magie et physique amusante. Un homme de têtes est un exemple remarquable d’un film mettant en scène ce trucage. Un illusionniste ôte sa tête de ses épaules et la pose sur une table. Il parvient à avoir trois têtes qui chantent faux simultanément. Agacé, il les fait disparaître d’un coup de banjo et récupère la sienne avant de saluer le public. Ce thème de la décapitation a été repris dans l’histoire du cinéma par de nombreux réalisateurs, comme Tim Burton avec son Sleepy Hollow, la légende du cavalier sans tête. On imagine alors le travail minutieux nécessaire à l’élaboration de ce film d’une minute. Il développe ce qu’il appellera les vues à transformation ou plus justement les vues fantastiques. En mettant aux points ces trucs, Méliès commence à construire progressivement la grammaire du langage cinématographique.
Il n’est pas aisé pour ce dernier de mettre en scène ces vues à l’extérieur et le matériel de l’époque nécessite une grande luminosité. Il décide alors de construire le premier studio vitré conçu pour la prise de vue cinématographique à Montreuil. On découvre les plans de ce dernier et une animation en trois dimensions dans la seconde salle de l’exposition. Ces maquettes nous permettent de comprendre très clairement le déroulement des prises de vues. Ce studio est malheureusement détruit en 1947 sous le regard ému d’H. Langlois qui réalise une série de photographies poignantes témoignant de la chute de ce lieu chargé d’histoire.
Homme-orchestre, Georges Méliès est à la fois architecte, dessinateur, metteur en scène, acteur, magicien et producteur. Il se considère comme artisan par opposition à ses frères commerçants. C’est sans doute cette attitude qui a provoqué sa ruine. Dès son plus jeune âge, il fait preuve d’un grand talent pour le dessin. Il réalise lui-même la totalité de ses décors. La majorité de ses croquis préparatoires et de ses décors a disparu à notre plus grand désespoir. Heureusement, Henri Langlois eut la brillante idée de lui commander de nouvelles planches. Il est intéressant de voir la différence de traitement entre ces œuvres graphiques et ses esquisses antérieures. Les détails sont traités avec une plus grande minutie. Le trait n’est plus celui enlevé des croquis préparatoires.
Les décors de ses films sont réalisés en grisaille pour accentuer les contrastes et témoignent d’une certaine liberté picturale. Certains de ces films furent colorisés ce qui leur confère une poésie toute particulière.
Le spectateur qui découvre pour la première fois l’oeuvre de Méliès sera surpris de voir se côtoyer la réalité photographique et le dessin. Ce décalage entre les personnages et les décors picturaux en deux dimensions renforce l’atmosphère fantasmagorique de ses fééries. Le Voyage dans la Lune, inspiré directement du roman de Jules Verne est emblématique du caractère visionnaire de son auteur. Il révèle également son intérêt pour la science-fiction et pour la culture classique et notamment la mythologie grecque. Cet univers polythéiste est peuplé d’astres humanisés. Chez Méliès, le ciel est païen alors que l’enfer est lui, chrétien.
Un citoyen engagé
On oppose habituellement le cinéma de Méliès à celui des frères Lumière. En homme de scène, il utilise naturellement les codes du théâtre. La caméra est toujours fixe. Les frères Lumière et leurs opérateurs tentent de saisir le réel et tourneront exclusivement en extérieur. Dès cette période s’ouvre deux voies pour le cinéma. Cependant à l’instar des Lumière, G. Méliès réalisera aussi des « documentaires ». Cette partie de son œuvre n’est pas traitée par l’exposition de la cinémathèque car il n’en subsiste que de rares traces. Il plagiera même les sujets classiques des industriels lyonnais avec une entrée en gare de train, une partie de carte ou un arroseur arrosé. Il témoignera d’un intérêt certain pour des thèmes naturalistes, il se passionne pour le Paris populaire avec des films comme La Cardeuse de matelas, Il y a un Dieu pour les ivrognes, Les Incendiaires. Il s’illustrera plus tard avec la création de reconstitution. En citoyen engagé, il réalise L’Affaire Dreyfus en 1899. Avec ce film, il invente un nouveau genre cinématographique. Il incarne l’avocat du capitaine Dreyfus et retrace en différents tableaux le récit de cette figure emblématique.
Il a également dans un registre différent, répondu à une commande particulière : la mise en scène du couronnement d’Edward VII, le filmage étant formellement interdit dans la cathédrale de Westminster. Ce dernier est souffrant et la cérémonie officielle est reportée. Méliès a donc pris de l’avance et a pu anticiper l’événement. Il est en mesure de présenter son film le même jour que le couronnement. Edward VII le félicitera, affirmant que son film semblait plus vrai que la véritable cérémonie. En effet, pour raison de santé la célébration avait été écourtée.
Ce « prestidigitateur qui mit le cinématographe dans son chapeau, pour en sortir le cinéma » selon la fameuse expression d’Edgar Morin a durablement influencé les générations de réalisateurs qui l’ont succédé, comme George Lucas, Alfred Hitchcock, Terry Gilliam pour n’en citer que quelques-uns.
On attend, à présent, avec impatience, une nouvelle programmation de La Cinémathèque concernant les héritiers de Georges Méliès. Elle en offre déjà un avant-goût avec son zoom multimédia, qui présente des extraits d’œuvres de réalisateurs, qui se sont inspirés de L’Homme à la tête de caoutchouc. Cette mise en parallèle est extrêmement intéressante et permet de mettre en évidence l’importance de ce magicien du 7ème art pour les cinéastes d’aujourd’hui.