Conçu comme un double programme, Le Voyage extraordinaire est un documentaire sur la restauration du célèbre Voyage dans la Lune de Georges Méliès, suivi de la projection de la version restaurée du film. Si le documentaire remplit sa mission de mise en bouche avant le grand spectacle, il pâtit de ne pas se consacrer exclusivement à son objet, la restauration du film de Méliès. La nouvelle version du Voyage dans la Lune, quant à elle, parée de sa bande son commandée à Air pour l’occasion, a de quoi laisser perplexe.
Récit du voyage spatial d’un groupe de savants, de leur alunissage, de leur combat avec les Sélénites autochtones, et de leur retour triomphale sur Terre, en compagnie d’un prisonnier lunaire, Le Voyage dans la Lune est la plus célèbre des réalisations de Georges Méliès. À sa sortie en 1902, le succès fut tel que le film fut plusieurs fois plagié (par Segundo de Chomon ou Ferdinand Zecca, entre autres), mais aussi largement piraté. C’est dans de son petit studio de Montreuil que le magicien a réalisé ses cinq cents films, devant des décors peints, le plus souvent par ses propres soins en nuances de noir, blanc et gris. Certaines copies étaient ensuite envoyées dans un atelier de coloristes afin d’être peintes à la main, image après image, détail après détail. Travail coûteux, la peinture ne concernait donc que quelques échantillons de chaque film. Ainsi, s’il était probable qu’existât une copie couleur du Voyage dans la Lune, aucun exemplaire n’en était connu. Jusqu’à ce qu’Éric Lange, travaillant pour la société Lobster, n’apprenne l’existence d’une copie complète, quoiqu’en très mauvais état, de cette rareté. Le travail de sauvegarde du précieux trésor pouvait donc commencer.
Il est difficile de définir le film de Bromberg et Lange. Se présentant comme un documentaire sur la restauration du fameux Voyage, il ne se consacre pas réellement à cette mission, et prend plusieurs chemins détournés. Des cinéastes, choisis pour la parenté supposée de leur cinéma avec celui de Georges Méliès (Jeunet, Gondry ou même Tom Hanks), disposent chacun de trente secondes pour donner leur avis sur le cinéaste des premiers temps. Ces séquences oscillent entre le ridicule et l’absence d’intérêt.
En revanche, le travail d’Éric Lange pour décoller et photographier une à une les images du bloc de pellicule centenaire est fascinant. Mais, pour réussie qu’elle soit, cette courte séquence ne tient pas ses promesses, et n’est pas suivie du récit circonstancié du sauvetage du film. Un bref voyage dans les studios californiens de Technicolor Digital Services, où Tom Burton supervise la reconstruction du film, et voilà la travail de restauration escamoté derrière quelques images de studio high-tech. Les remerciements plus que chaleureux adressés aux différents participants et financeurs donnent soudain l’impression d’être tombé dans un film d’entreprise interne qui ne nous concernait pas vraiment. En revanche, de la répartition des tâches entre la France et les États-Unis, entre les différents mécènes, nous ne saurons rien.
La restauration à proprement parler n’est donc pas le cœur du film, qui s’échine plutôt à résumer la carrière de Méliès, de son théâtre de magie à succès sur les Grands Boulevards, jusqu’à son échoppe de jouets pour enfants à la gare Montparnasse. De la description de l’organisation des journées de tournage en passant par la diffusion d’archives d’une grande rareté, Bromberg procède avec le grand didactisme qu’on lui connaît à un exposé aussi complet qu’exact sur la vie et la filmographie de Méliès. On découvre avec un immense plaisir les archives sonores datant de 1937 dans lesquelles Méliès raconte la célèbre anecdote de sa découverte du truc par arrêt de caméra, place de l’Opéra à Paris, mais aussi les films inconnus tels que Rêve de Noël, L’Omnibus des toqués, ou encore la très belle copie couleur du Dirigeable fantastique. On voit très bien alors, l’importance du rôle de la peinture, qui vient rehausser les formes et donne une sensation de grande profondeur aux différents plans de l’image.
Malgré le sentiment permanent que Le Voyage extraordinaire est un peu hors sujet, mal fagoté entre ses interviews, ses moments d’autocélébration, la partie sur la vie et l’œuvre de Méliès réussit dans son rôle de mettre l’eau à la bouche du spectateur. On a hâte, bien sûr, de voir le clou du spectacle, la restauration tant attendue du chef d’œuvre. Et sa vision laisse quelque peu sceptique. Là aussi, les couleurs donnent un relief à l’image qui met indéniablement en valeur la composition du cadre et qui donne à voir l’action bien différemment de la version noir et blanc. Le rouge brique, par exemple, confère un relief inédit aux toits du haut desquels les astronomes regardent la construction du canon géant.
Mais on reste gêné par un aspect trop réaliste de la couleur. Les jambes des « hôtesses de l’air » jouées par des danseuses de revue de l’époque ont une couleur chair qui « fait trop vrai » pour l’époque. L’image paraît par moments davantage maquillée, voire lourdement fardée, que peinte dans les teintes de l’époque. Aussi, on aimerait que le documentaire d’avant-programme nous ait davantage renseigné sur les intentions générales de la restauration, sur les choix qui ont été opérés. La comparaison que trace Bromberg entre lui-même et le docteur Frankenstein vient alors à l’esprit. Si le film produit un effet d’une grande force, on a l’impression qu’on lui a redonné vie artificiellement à partir de de couleurs d’aujourd’hui plaquées ça et là. Clamer haut et fort que le Voyage est extraordinaire, autant l’aventure de la restauration que le film nouveau qui en résulte, ne suffit pas à affirmer des partis pris de restauration, et à rendre compte du film de Méliès tel qu’il a été vu par les spectateurs médusés de 1902.