Le cinéma de John Waters, c’est un peu Gargantua en technicolor, une vision moderne des tableaux les plus délirants de Bosch. Chez lui, le « freak, c’est chic », les héroïnes déjouent les normes physiques et sexuelles (le travesti Divine était l’une de ses égéries) et le carnavalesque, en l’occurrence tout ce qui peut renverser le haut par le bas, est de rigueur. Avec une dizaine de films (les meilleurs ayant été tournés dans les années 1970 et 1980), le moustachu filiforme de Baltimore a ainsi construit un univers pop & trash démesuré, certes inégal, mais délibérément engagé pour les libertés, qu’elles soient de sexe, de corps ou de race. Pour ceux qui ne sont pas des familiers de John Waters, Cry-Baby est une très bonne porte d’entrée. Sans être son meilleur opus, cette incursion dans le cinéma musical reste son film le plus grand public avec ce qu’il faut de transgression pour avoir un aperçu de son univers.
Tout commence à Baltimore, comme souvent chez John Waters. Nous sommes au milieu des années 1950. Deux bandes rivales règnent sur le lycée : les « coincés » et les « frocs moulants ». Lors d’une séance de vaccination collective, les yeux de la prude Allison (Amy Locane) ne peuvent résister au charme de Wade (Johnny Depp). Les cheveux gominés, le blouson en cuir de rigueur, Wade est le chef des « frocs moulants ». Il est surnommé « Cry-Baby » parce que lorsqu’il pleure, une seule petite larme coule sur sa joue. Les deux lycéens vont tomber follement amoureux. Et bien évidemment, ce n’est pas facile car tout les oppose. Allison est une fille à papa chaperonnée par sa grand-mère. Elle a déjà un fiancé attitré, coincé de chez coincé ; Cry-Baby, lui, roule en moto, aime le rock’n’roll et a des amis peu fréquentables, du moins aux yeux des habitants de Baltimore. Bref, c’est un vrai rebelle.
On l’aura compris, avec cette trame très attendue, John Waters rend un hommage assumé aux teen-movies musicaux américains. Il cite aussi bien Grease (Amy Locane a un timbre de voix identique à celui d’Olivia Newton-John) que La Fureur de vivre (la séquence finale de course de voitures), Le Rock du bagne (pour le côté rockeur de Johnny Depp) ou encore West Side Story (une histoire d’amour contrariée entre deux bandes ennemies). Les références sont appuyées, le jeu des comédiens délibérément outré (ici le premier baiser est plus proche de la soupe de langues), mais on n’est pas pour autant dans la parodie pure. À l’inverse d’un Mel Brooks où le détournement des codes suffit souvent à générer le rire, John Waters lie toujours sa démarche transgressive à une critique sociale. Du coup, cela nécessite aussi de la part du spectateur une certaine acuité et un second degré pour voir au-delà du kitsch. C’est sûrement ce qui explique que Cry-Baby a été un semi-échec lors de sa sortie aux États-Unis, le public ne percevant pas toujours l’ironie de l’histoire et de la mise en scène.
Réalisé en 1990, juste après la mort de Divine, Cry-Baby a aussi reçu de nombreuses critiques de la part des aficionados de la première heure. Ces derniers, en effet, ont eu l’impression que le réalisateur vendait son âme au diable en acceptant de tourner pour une major (le film est distribué par Universal) avec un budget beaucoup plus confortable qu’à l’habitude. Qui plus est, John Waters s’offrait aussi le luxe d’une tête d’affiche : Johnny Depp. À l’époque, le jeune homme est déjà l’idole des adolescentes grâce à la série 21, Jump Street. Pour l’anecdote, on dit d’ailleurs que John Waters l’a choisi après avoir acheté pour trente dollars de magazines et regardé quel était l’acteur que l’on retrouvait le plus en couverture. Johnny Depp se voit ainsi offrir son premier vrai rôle au cinéma, une version légèrement pervertie de son personnage télévisé. Bien lui en a pris ! Car c’est grâce à Cry-Baby que Tim Burton, au demeurant grand fan de Waters, le repère et lui propose de jouer dans Edward aux mains d’argent. Si la présence de Johnny Depp reste quand même, pour beaucoup, une exigence de studio, il ne faut pas oublier que l’on retrouve bon nombre d’acteurs fétiches de John Waters. Comme Fassbinder, en effet, le réalisateur a l’esprit de troupe et il a fait appel à ses incorruptibles, toujours un peu freak sur les bords. Le personnage le plus savoureux est sans doute « Hatchet-Face », la gueule cassée. Prévu à l’origine pour Divine et interprétée finalement par Kim McGuire, la jeune femme est à elle seule l’incarnation de la laideur comme seul Waters sait la sublimer, à l’image de son film Desperate Living. Un tableau de Picasso en chair et en os… surtout en chair, pourrait-on dire ! « Hatchet-Face » trouve son chant du cygne dans une scène hilarante où on la voit surgir d’un écran de projection qui passe un film d’horreur en 3D. Les spectateurs croyant qu’elle fait partie du film ont bien du mal à s’en remettre. Enfin, il faut également mentionner l’apparition de Joe Dallesandro (l’ex-icône warholienne qui a aussi fait ses armes auprès de Gainsbourg) ou encore celle du rockeur Iggy Pop… mais dans un rôle non chanté.
Assurément, John Waters a une tendresse profonde pour le genre avec lequel il s’amuse. Il l’avait déjà montré avec Hairspray (qui deviendra plus tard le succès de Broadway qu’on connaît) où la musique avait une grande place. De fait, il remplit parfaitement le cahier des charges que l’on attend pour un film musical. Tout en inscrivant les chansons dans des univers bien balisés (rock pour Cry-Baby, plus fleur bleue pour Allison), le réalisateur fait d’ailleurs preuve de trouvailles bienvenues comme dans ce numéro où Johnny Depp et les prisonniers tapent avec des marteaux et donnent le rythme à la partition musicale (procédé repris, par exemple, par Lars Von Trier dans Dancer in the Dark). On pense aussi au blues « Please Mister Jailer » où Allison, vêtue d’une robe rouge vif qui vole au vent, supplie pour que l’on libère Cry-Baby avec la foi d’une chanteuse de gospel.
Bien entendu, tout l’intérêt du film est dans la manière dont John Waters dévie le genre pour mieux y disséminer son regard provocateur. À commencer par le surnom donné au personnage principal. Il faut peu de temps pour comprendre que les larmes de crocodile de Cry-Baby sont aussi une allégorie de son liquide séminal, larmes que l’innocente Allison garde avec beaucoup de dévotion dans une fiole. De même, la dernière partie du film, beaucoup plus foutraque et explosive, est aussi celle qui se rapproche le plus de l’esprit dément des premières œuvres. Le passage le plus révélateur, par son côté politiquement incorrect, est sans doute cette entrée fracassante des « frocs moulants » dans un orphelinat où les enfants sont exposés et mis en situation dans des vitrines. Fidèle à lui-même, John Waters ne se prive pas non plus de renverser les valeurs (là encore, c’est ce qui n’a pas forcément été bien perçu à l’époque). Avec lui, on est pleinement du côté des blousons noirs et des gueules cassées. Par ce processus d’inversion, les laids deviennent beaux, les rockeurs ont la larme facile, et les grands-mères poussent finalement leurs petites filles à écouter leur cœur. Le réalisateur se montre ainsi beaucoup plus radical que les teen movies auxquels il fait référence et qui restaient dans le fond assez moralisateurs. Car chez Waters, s’il y a bien une bête à abattre, ce sont les fils à papa, à l’image du fiancé d’Allison, véritable tête-à-claques. Par ricochet, le réalisateur s’attaque à toutes les figures du puritanisme américain, celles qui ne jurent que par les normes sociales, qui prônent la ségrégation (ce qui est au centre de Hairspray) ou encore la peine de mort (le père de Cry-Baby est mort sur la chaise électrique).
John Waters s’inscrit dans la constellation d’artistes comme Almodóvar, Fassbinder et Gregg Araki. On pense aussi à François Ozon dans cette faculté à donner, ni vu ni connu, une couleur « camp » à des genres ou des histoires populaires. Tous ces cinéastes ont en commun d’avoir débuté avec des formes radicales voire underground, avant d’explorer des genres plus populaires, sans rien perdre de leur versant transgressif. C’est souvent une manière intelligente et efficace pour ouvrir le grand public, en parlant son langage, à des problématiques moins consensuelles. Cry-Baby en est une très bonne illustration. Et pour se justifier d’avoir ainsi cédé à l’appel du « mainstream », John Waters aimait à dire : « Le dernier défi qu’il me restait à relever, c’était de réaliser un succès hollywoodien tout en préservant mon sens de l’humour intact, ce que Cry-Baby a réussi sans conteste. »