West Side Story a plus de cinquante ans ! Du moins la pièce, grand succès de Broadway, créée le 26 septembre 1957 et mise en scène par Jerome Robbins, co-réalisateur avec Robert Wise de la version cinématographique lancée dans les années 1960 par les studios Goldwyn. Un demi-siècle plus tard, on ne peut que constater que le film n’a pas pris une ride, que ce soit sous l’angle pur du cinéma (les chorégraphies, étonnamment modernes, et la musique de Leonard Bernstein y sont pour beaucoup) ou des thématiques, profondément actuelles. N’en déplaise aux grincheux, toujours prompts à s’en tenir au célèbre « Mariiiia » (moins sirupeux pourtant qu’on ne voudrait le croire), West Side Story reste l’une des meilleurs comédies musicales de l’histoire d’Hollywood, et sans doute, avec My Fair Lady, le dernier grand chef d’œuvre d’une époque révolue.
Le générique est célébrissime. Construit comme l’ouverture d’un opéra (c’est-à-dire purement instrumental), il enchaîne des fonds aux couleurs vives pendant plusieurs minutes pour plonger ensuite sur une vue en hélicoptère de New York, d’abord globale puis progressivement resserrée sur les quartiers pauvres de l’Upper Side. Brusquement éclate un claquement de doigt, fusion d’un bruitage musical et d’un geste concret, qui lance la scène d’ouverture, où Jets et Sharks, les deux bandes rivales d’Américains « natifs » (en fait enfants d’immigrés polonais) et de Portoricains vont s’affronter dans une danse spectaculaire, au rythme haletant, pour la possession d’un territoire infime – quelques rues et un terrain de basket. Jacques Demy s’en souviendra, quelques années plus tard, pour la première scène des Demoiselles de Rochefort, elle aussi muette, entièrement dansée, et longue de près de dix minutes (il rendra d’ailleurs un deuxième hommage à West Side Story par l’intermédiaire de George Chakiris, interprète des deux films). Décor et contexte sont posés : à New York, dans les années 1960, Roméo et Juliette sont des enfants d’immigrés américains qui seront victimes de la haine, du racisme et du nombre de générations qui les sépare sur le sol des États-Unis.
Si la trame de Shakespeare est conservée dans ses si simples grandes lignes (les deux amoureux, Maria la Portoricaine et Tony l’Américain filent tout droit vers un destin tragique, leurs deux « familles » n’acceptant par leur amour), les thèmes de West Side Story sont profondément ancrés dans la société américaine moderne, à l’image d’une grande partie du cinéma de cette époque (les référents sont bien sûr les blousons noirs de Marlon Brando dans L’Équipée sauvage ou de James Dean dans La Fureur de vivre). Pauvreté, violence et prostitution font partie du quotidien de ces jeunes gens désorientés ; en être conscients leur permet d’abreuver de sarcasme cette société qui fait semblant de les comprendre pour mieux les rejeter : « Dear kindly Judge, your Honor, my parents treat me rough, with all their marijuana, they won’t give me a puff ; they didn’t want to have me, but somehow I was had ; that’s why I’m so bad » (« Votre Honneur, mes parents me traitent mal, ils sont remplis de marijuana mais ils ne pensent même pas à m’en donner une bouffée ; ils ne voulaient pas m’avoir, mais ils m’ont eu quand même ; c’est pour cela que je suis aussi mauvais »). Ces « voyous » se raccrochent à la seule chose qui puissent donner un sens à leur existence : le « territoire », à la fois symbolique (celui qui est né sur la terre américaine a par la même occasion un droit de propriétaire sur elle) et réel (pour prouver sa force, une bande doit contrôler une rue, et en chasser toutes les autres bandes). « Here come the Jets : little world, step aside ! Better go underground, better run, better hide » (« Voici les Jets : que les petits s’écartent, qu’ils se cachent sous terre, qu’ils courent, qu’ils se cachent ») clame la bande « américaine » des Jets.
Les Sharks/Portoricains, quant à eux, sont des déçus du rêve américain : fuyant le tiers-monde, croyant trouver richesse et liberté, les voici parqués dans des immeubles sinistres et tous semblables, où les rendez-vous se font sur les toits ou sur les escaliers de secours, dans le noir d’un labyrinthe géométrique et inhumain. Leurs petites amies, plus libres qu’au pays, ne sont pas d’accord ; c’est le superbe et drolatique duel « America », qui ironise sur les illusions des immigrants : « Skycrapers bloom in America, cadillacs zoom in America, industry boom in America, twelve in a room in America » (« Les gratte-ciels fleurissent en Amérique, les cadillacs foncent en Amérique, l’industrie croît en Amérique, douze dans une pièce en Amérique »). Résolvant leurs problèmes par la violence et la rébellion, ces jeunes n’en sont pas pour autant stigmatisés : quand leurs bagarres, commencées sous le signe du ridicule (à coups de pot de peinture ou de pierres), tournent au meurtre, ils semblent ne pas comprendre comment ils en sont arrivés là ; le responsable ne serait-il pas ailleurs ? Dans West Side Story, les adultes sont tragiquement absents de la vie des jeunes générations (on ne verra jamais aucun « parent »); et le seul qui s’en préoccupe est un officier de police malfaisant, raciste, ne songeant qu’à arrêter les bagarres pour asseoir sa carrière…
Alors, réaliste, West Side Story ? Si, effectivement, il s’agit de la première comédie musicale qui « s’évade de l’évasion » (annonçant par là même la mort du genre, détachée de son fondement principal), le film n’est pas totalement privé d’une dimension humoristique, mais surtout onirique. La preuve, surtout, dans l’histoire d’amour Tony/Maria, qui permet à Robert Wise et à Jerome Robbins d’expérimenter dans le traitement des couleurs, en modifiant la teinte de l’écran, notamment dans la scène magique de la rencontre au dancing, où Tony et Maria dansent au premier plan, oublieux pour un temps de la réalité et des autres, qui sont floutés pour ne garder qu’un vague mouvement en accéléré de leur danse. L’amour entre la Portoricaine et l’Américain est le versant « irréaliste » de West Side Story, et sans doute la raison pour laquelle on blâme parfois la fragilité sirupeuse du film. L’interprète de Tony, très fade, y est pour beaucoup, quoique sa présence soit contrebalancée par celle de Natalie Wood, version féminine talentueuse de Marlon Brando et James Dean, qui obtint le rôle par défection d’Audrey Hepburn et réussit à faire Maria totalement sienne ; mais ce flirt avec un romantisme exacerbé est aussi la raison pour laquelle la tragédie fonctionne, d’autant que les chansons romantiques (non dansées, puisque ni Natalie Wood, ni Richard Beymer n’étaient des danseurs professionnels, à l’inverse du reste du casting) ne sont pas plus faibles que les autres.
West Side Story doit évidemment beaucoup à Jerome Robbins, qui fut licencié en plein tournage car son perfectionnisme faisait exploser le budget du film et éreintait les danseurs. Si la pièce fut légèrement modifiée lors du voyage Broadway-Hollywood (affadissement de certains dialogues pour ne pas choquer le grand public, réagencement des numéros musicaux, notamment le « I feel pretty » de Natalie Wood, qui à l’origine, se trouvait après le meurtre de Riff et Bernardo), les séquences dansées n’ont pas perdu de leur perfection et de leur énergie communicative. L’inspiration de Robbins alla jusqu’à chorégraphier la bagarre centrale comme pour mieux en souligner l’ineptie. Pour donner à leur rivalité on screen plus de force, les comédiens reçurent l’instruction de les exacerber off screen : et c’est ainsi que le numéro d’anthologie « Cool » semble dépasser la simple danse de comédie musicale, pour devenir une transe dans laquelle personnages et interprètes se confondent, la fatigue et la tension étant rendues palpables.
West Side Story obtint dix oscars à la cérémonie d’auto-congratulation du cinéma américain, en 1962. Cette année-là, c’est évident, les récompenses étaient méritées.