D’amour et d’eau fraîche marque la deuxième collaboration entre la réalisatrice Isabelle Czajka et la comédienne Anaïs Demoustier. L’occasion pour Isabelle Czajka de poursuivre son exploration des préoccupations et desiderata des jeunes d’aujourd’hui, à travers une description très réaliste et sombre du monde du travail.
D’amour et d’eau fraîche est un film fragile. Fragile car imparfait, faillible, à la fois sombre et lumineux, désespérant et plein de fraîcheur, toujours sur la tangente. Fragile car, et c’est le cas de beaucoup de films chaque semaine, il sera peu distribué en France et connaîtra sûrement une carrière éclair en salles. D’amour et d’eau fraîche fait partie de cette catégorie de petits films que peu de gens prennent finalement l’initiative (ou le courage ?) d’aller découvrir en salles, sous prétexte que le sujet traité a l’air « prise de tête » (la mauvaise réputation du cinéma d’auteur français a la peau dure) ou déprimant. D’amour et d’eau fraîche est un film plein de promesses, dont toutes ne seront pas tenues, mais cela importe peu : l’effort consenti pour aller le découvrir suffira amplement à combler la satisfaction de chacun, et de sortir des sempiternelles productions trop balisées qui sortent à cette époque de l’année.
Julie a 23 ans, Bac+5 et subsiste à ses besoins en enchaînant des petits boulots, jusqu’au jour où l’opportunité se présente de travailler comme stagiaire dans une boite de communication. Un milieu froid et sans pitié, dans lequel sa fougue et sa spontanéité ne font pas bon ménage avec les exigences de ses supérieurs. À travers une description clinique des rapports humains à l’intérieur de l’entreprise, Isabelle Czajka met finement en scène les compromis et petites humiliations que doit subir une jeune idéaliste plein d’entrain. Se pose alors rapidement la question du chemin à parcourir pour arriver à la concordance d’un désir de réussite professionnel et d’un épanouissement personnel nécessaire. Très vite, l’épreuve devient insoluble, quelque chose résiste, et il faut aller voir ailleurs. Cette première partie expose avec rigueur le choc de l’entrée dans un monde du travail inadapté aux aspirations de la jeunesse, où la violence des échanges détermine la relation à un univers qui paraît injuste et despotique. La mise à l’épreuve constante, la galère des entretiens d’embauche où l’on juge de la personnalité du postulant, de sa capacité à produire quelque chose de singulier tout en rentrant dans un moule produit un portrait réaliste et effrayant du monde moderne. Le cadre est circonscrit au personnage d’Anaïs Demoustier, symbolisant l’enfermement dans une logique de réussite contrainte et forcée. Cette série de dilemmes est fort justement mise en exergue dans une scène de repas en famille, où la pression sociale joue un rôle prépondérant dans la soumission tacite à un métier qui vous bouffe la vie, incarnée par la rage d’un frère qui donne tout à sa carrière.
Plus qu’une amourette, le titre du film fait référence à une envie d’ailleurs, d’un autre idéal que celui proposé par une société standardisée, où Julie devrait rentrer dans une case pour ne plus jamais en sortir. La rencontre avec le personnage de Ben, interprété par Pio Marmaï, est déterminante dans ce processus de résistance. Il est l’électron libre, la force d’inertie qui va permettre à Julie de franchir le pas. Enjeu stigmatisé par une scène très réussie où Julie se présente à un entretien pour vendre des encyclopédies en porte à porte. La première partie de l’épreuve est barbante et frustrante, face à des hommes en costume cravate, Julie doit se vendre là où toute tactique est vouée à l’échec : c’est un boulot minable pour lequel le niveau d’exigence est trop élevé. À l’inverse, la seconde partie est réjouissante : face à un supposé comédien (Pio Marmaï), elle doit simuler la vente de fascicules. La joie du jeu transparaît très vite pour finir dans un fou rire sans équivoque : tout ceci est trop sérieux pour que l’on ne puisse pas s’en amuser. Dès lors, cette formule sera prise au pied de la lettre, détournée par Ben dans un : « Pour gagner beaucoup d’argent, il faut ne rien foutre. »
La dernière partie du film, sûrement la plus fragile, est un glissement de terrain, où l’on passe de Paris au sud-ouest de la France. Le stress accumulé se transforme en oisiveté, et de la description implacable du monde du travail découle une réflexion sur l’image qu’il nous renvoie de ce qui nous entoure. Si l’on nous traite comme des esclaves interchangeables, pourquoi devrions-nous nous préoccuper de la valeur morale que l’on donne aux choses ? S’il est possible de gagner beaucoup d’argent sans faire grand-chose, si ce n’est servir de chauffeur pour d’obscures affaires, quelle est donc la valeur du travail ? Le cheminement du récit se fait alors plus chaotique, et Czajka peine à retrouver l’équilibre et la rigueur du début du film, car elle est prise entre deux feux : la naissance d’une histoire d’amour et le basculement dans une certaine forme d’illégalité. Malgré les turbulences, l’appareil arrive à bon port, notamment par la grâce d’Anaïs Demoustier, nymphette à forte tête, et la fantaisie décontractée de Pio Marmaï. Nul doute que ces deux-là ont du talent à revendre, et que l’alchimie qu’ils déploient à l’écran suffira à faire fonctionner l’ultime arme de résistance pour ce genre de films : le bouche à oreille.