Dans la famille « La mafia au cinéma », je demande « la fille rebelle ». Après les succès cannois Gomorra et Il Divo, la mafia italienne revient sur le grand écran avec cette Sicilienne du Palermitain Marco Amenta. Le cinéaste met en scène l’histoire vraie de Rita Atria, jeune Sicilienne rebelle qui, du haut de ses 17 ans, défie la mafia pour venger la mort de son père et de son frère. L’instrument de sa vengance ? La Justice, en la personne du juge Paolo Borsellino (Gérard Jugnot, qui l’eût cru?). Marco Amenta s’était déjà confronté à cette histoire, dans son documentaire Une fille contre la mafia, en 1997, mais il souhaite, grâce à la fiction, « aller au-delà de la chronique », parler de « manière plus viscérale », « universalise® le propos ». L’intention était bonne, le résultat n’est pas infamant, mais inégal.
Au début du film, Rita est une enfant qui adule son père, craint et respecté de tous dans ce village sicilien où, comme partout en Sicile, c’est la mafia qui fait la loi. Son regard d’enfant voit sans comprendre les règlements de compte, les incendies, les assassinats et les viols qui prennent place au cœur des fêtes du village et se mêlent à ses jeux enfantins avec son amoureux. Jusqu’à ce que les victimes soient ce père adoré, tué sous ses yeux, puis son frère. C’est l’époque où la mafia se lance dans le trafic de drogue, et le père de Rita, mafieux à l’ancienne, aux mains pleines de sang lui aussi, meurt pour avoir refusé d’entrer dans ce nouveau jeu. Rita, fille de chef et Sicilienne, orgueilleuse et indomptable, décide de venger ce père qu’elle pensait inattaquable. Et innocent… Mais qui est-elle, pour oser lutter contre la loi de l’omertà, contre ce silence obligé auquel se conforme humblement sa mère ? « Je m’appelle Rita Mancuso », répète-t-elle à plusieurs reprises dans le film, comme pour affirmer une identité que la mort de son père semble lui avoir retirée, et que la mafia nie à ceux qu’elle tient sous sa coupe. Elle débarque dans le bureau d’un juge anti-mafia, pour demander vengeance… à la justice.
Le défi posé à la mafia par cette adolescente de 17 ans ressort de l’hybris tragique, cette démesure des héros qui suscite l’ire divine. Point de dieux ici, mais le destin de Rita n’en sera pas moins tragique. En même temps qu’il raconte l’histoire d’une lutte insensée contre la mafia, le film dresse le portrait d’une jeune fille qui subit de plein fouet les conséquences d’un geste conçu comme un devoir filial, d’un geste qu’elle croyait, aussi, libérateur. Le déplacement à Rome coupe Rita de ses racines : ce n’est que la première étape d’un court chemin de croix qui la mènera, elle qui venait venger son père, à devoir admettre, devant la justice, qu’il était un criminel. Le passage à Rome signe la fin de l’enfance, son innocence fût-elle illusoire, et la fin de la liberté, fût-elle illusoire, elle aussi, en Sicile. À Rome, Rita doit être protégée : c’est-à-dire surveillée, emmurée dans des appartements impersonnels, renommée régulièrement pour que son anonymat soit assuré. L’âge d’or de l’enfance était un mythe, mais le passage à l’âge adulte, trop brusque, précipite Rita dans un univers inhumain, démesuré, à l’image de son destin tragique.
Marco Amenta n’a pas conservé, dans son film, le nom de Paolo Borsellino, afin d’en faire le « type » du juge anti-mafia. Ce pourrait être aussi Giovanni Falcone, son ami, tué également dans un attentat, deux mois avant Borsellino. Quant à Rita Atria, elle devient Rita Mancuso. En passant du documentaire au film de fiction, le cinéaste cherche à dépasser le cas particulier, pour raconter « l’histoire d’une résistance à l’oppression. De la rébellion d’une jeune fille contre le système, contre un pouvoir opprimant et macho. Il est question de la mafia, mais il pourrait s’agir du nazisme ou d’une dictature sud-américaine. Le destin de Rita est un destin tragique à la Antigone, qui place la morale au-dessus des règles sociales ». Des images d’archive, à la fin du film, réintègrent pourtant la fiction dans l’histoire italienne de cet été 1992. Le cinéaste s’inspire de sa connaissance de la Sicile et de ses travaux précédents sur les milieux mafieux pour en faire un portrait qu’il souhaite « loin des stéréotypes américains et des clichés des “hommes d’honneur”» ; il investit des lieux réels comme la salle blindée du tribunal de Palerme ; il pratique l’«amalgame » entre des jeunes du milieu et des acteurs professionnels (dont Gérard Jugnot (coproduction oblige), choisi pour incarner un homme ordinaire loin des clichés héroïques des juges anti-mafia, mais qui ne parvient pas à nous convaincre); il suit assez fidèlement les données de l’histoire de Rita Atria, jusqu’à ce fameux journal intime tenu dans son enfance, et qui permit de faire tomber beaucoup de têtes. Même l’histoire d’amour entre Rita la traîtresse et Vito le mafieux n’est pas de son invention. Nul besoin d’inventer, dans ces histoires de mafia, pour faire naître le sentiment du romanesque, de l’épique, du tragique, du pathétique etc.
Pourtant, le scénario a parfois tendance à chercher trop manifestement à créer le pathos ou le tragique. Un exemple : la scène qui précède la mort du juge est artificiellement construite comme une pause lyrique entre deux moments intenses (le procès, l’attentat). Rita vient de perdre son père pour la seconde fois (le procès lui a ouvert les yeux sur celui qu’elle croyait être un saint), le juge parle pour la première fois à Rita de sa fille, qui a le même âge… et qu’il se réjouit de retrouver. Ironie tragique, si l’on veut, puisque le spectateur sait que le destin se jouera de ces mots. Mais le tragique, qui naîtrait naturellement de cette situation, est presque désamorcé par ce sentiment d’«effet voulu » par le cinéaste.
La photographie (Luca Bigazzi, à qui l’on doit l’image d’Il Divo) fait revivre avec bonheur une Sicile faite de silhouettes sombres, de paysages sauvages ; le cinéaste parvient à filmer le Colisée sans en faire une image de carte postale, à faire de la courte escapade à Ostie un renvoi visuel, même trompeur, aux plages de Sicile. Dans une très belle scène, Rita, en plein désarroi, sur le toit de sa maison, voit s’étendre devant elle une mer de toits gris sous un ciel inquiétant, tandis que la caméra tourne irrégulièrement autour d’elle, manifestant la tourmente dans laquelle elle est plongée et la persécution dont elle fait l’objet. Mais là encore, la volonté de dramatiser le récit est parfois contreproductive : nul n’est besoin de zoomer sans cesse sur les visages des personnages aux instants fatidiques, par exemple.
On retiendra du film, enfin et surtout, la belle interprétation de Veronica D’Agostino (déjà vue dans Respiro), qui campe une Sicilienne rebelle avec une sincérité qui rattrape en bien des endroits les excès un peu gratuits du scénario ou de la mise en scène. Le film n’est pas un documentaire, certes, mais il rappelle, avec cette figure « vraie », qu’en Italie, le silence consensuel n’est pas le fait de tous.