La rédaction de Critikat est divisée sur Gomorra. Grand Prix du dernier festival de Cannes, le dernier long métrage de Matteo Garrone s’attaque à la mafia napolitaine, la Camorra, en prenant appui sur le best-seller de Roberto Saviano et en faisant appel à une batterie de scénaristes. Mais c’est sur sa mise en scène que Gomorra s’avère le plus virtuose, le plus singulier. En posant sa caméra comme un infiltré dans un univers inconnu, son réalisateur s’impose comme l’un des cinéastes les plus audacieux. Si le film a déplu à certains rédacteurs lors de sa projection cannoise (voir la critique d’Ophélie Wiel), il a définitivement emporté notre enthousiasme.
La Camorra, c’est l’organisation criminelle la plus importante d’Europe. Au cours des trente dernières années, elle a assassiné quatre mille personnes : plus que l’IRA, plus que l’ETA, plus que Cosa Nostra, la mafia sicilienne. Une véritable entreprise à elle seule : extorsion de fonds, prostitution, contrôle d’activités légales, ramassage des ordures, contrebande, trafic de drogue… Et surtout, une entreprise criminelle qui s’insinue dans la vie des plus modestes. C’est le point de vue choisi par Matteo Garrone : l’immersion dans le quotidien des habitants de Casale Di Principe, grande cité populaire de la banlieue de Naples. Ou comment, sans qu’on s’en rende compte en passant simplement devant, la vie de la cité est entièrement régie par une autorité illégale, historique, familiale. La cité de tous les vices : drogue, corruption, crimes d’honneur, trahisons… Sodome et Gomorrhe contemporain, en plein cœur de l’Europe.
Gomorra, c’est l’anti-Parrain. L’anti-Hollywood, l’anti-documentaire. Un parti pris déroutant, qui s’attache à plusieurs histoires, dont on peut vite être tenté de perdre le fil. C’est à une route de la déroute que le cinéaste nous convie : nos repères de spectateurs sont sans cesse bousculés, passant d’un couple de personnages à un autre. Toto, Don Ciro et Maria, Franco et Roberto, Pasquale, Marco et Ciro. Des clans malgré eux, les habitants d’une humanité dévoyée, livrés à la violence. Mais c’est là tout le génie du réalisateur : planter, sous nos yeux de spectateurs aguerris à certains genres cinématographiques, à une attente concernant le sujet ô combien traité de la mafia, des personnages quasi anti-cinématographiques. Des héros anti-héros du quotidien, hommes, femmes, enfants, saisis sur le vif. Et c’est au spectacle de tout l’extraordinaire de leurs vies ordinaires, quand toutes les règles sont bouleversées, que nous convie Matteo Garrone.
La grande force de ce décidément singulier réalisateur italien est son rapport à l’espace. Cité tentaculaire, vivant dans un quasi-mysticisme en huis clos, hors de tout contrôle, Casale Di Principe est aussi filmée comme hors du temps. Le parallèle avec l’antique cité biblique saute aux yeux, comme dans cette spectaculaire scène où la voiture des Chinois se plante dans le décor d’une cité poussiéreuse de vieilles statues abandonnées. Ici, dans une sorte de monde parallèle, nul ne peut échapper à son destin : en témoigne notamment le montage spectaculaire de la mort de Maria, d’abord resserré autour du meurtre en lui-même, ensuite élargi sur l’espace de la ville, dans lequel Maria apparaît comme un pion invisible aux yeux des autres, puis redevenant quelqu’un au moment de l’arrivée de la police, impuissante. Hors du temps contemporain eux aussi, Marco et Ciro, amis fous à lier, personnages tout droit issus de Scarface : deux jeunes voyous désœuvrés qui se prennent pour les maîtres du monde mais sont capables de pleurer quand les choses tournent mal (« on ne grandira jamais comme ça » dit Ciro à Marco). Hors du temps, là encore, Don Ciro. Chargé de récolter l’argent aux familles de son clan, il reste en dehors, songeant avant tout à sauver sa peau. La scène où il la sauve proprement, étant passé près de la mort, le montre remontant une pente vers une autoroute qui semble jouxter la cité, où les automobilistes mènent une vie parallèle, loin des balles et du sang.
Fresque brutale et sans effet de style, Gomorra se distingue aussi par son montage abrupt : caméra à l’épaule, suite de plans serrés dans les ruelles de la tentaculaire cité, dans ses sous-sols glauques, ses appartements miteux où se dessinent des destins. Avec un tel décor et une réalité en elle-même proprement incroyable, il suffisait à Matteo Garrone d’avoir recours à la simplicité. C’est bien ce qu’il a choisi : comme un spectateur se trouvant au hasard dans une réalité d’une puissance qui le dépasse, le réalisateur opte pour l’efficacité dénudée. La toile de son film est par moments tailladée de lumières crues ou sombres, des symboles religieux viennent rappeler la place que s’est taillé l’organisation dans l’esprit des habitants. Pas de longs discours dans ce film, pas de morale, si ce n’est celle du clan, du sang et de l’argent, mis en doute par un seul des personnages du film, Roberto. Mais à ce jeune homme cherchant vainement un sens à l’humanité dans laquelle il veut s’inscrire, son patron, trafiquant dans le recyclage de déchets toxiques, oppose un « l’éthique est le frein des perdants, la protection des vaincus, la justification morale de ceux qui n’ont pas su tout miser et tout rafler. » La messe est dite, sans que le film ait besoin de stopper son rythme dans de longs discours.
Il suffit au réalisateur d’avoir travaillé des personnages différents mais qui tissent le même tableau d’un empire perverti pour nous laisser silencieux devant le spectacle de crimes impunis. Toto, 13 ans, homme en devenir qui ne connaîtra que la loi de la mafia. Pasquale le tailleur un peu naïf attiré par le gain facile, Maria dont le tort est d’avoir un fils ayant choisi le mauvais camp. Avec cette galerie de personnages, ces prototypes issus de la vie courante mais nés dans un univers hors la loi, Matteo Garrone parvient petit à petit à nous faire toucher du doigt la réalité de la Camorra : une entreprise insinuée dans tous les milieux, tous les commerces, toutes les classes sociales.
Gomorra est un film sec et brutal, qui ne s’embarrasse pas de sentiments. Dans les coursives arides de la cité, où les trafics souterrains et les meurtres sont le quotidien, un mariage irradie sa joie au milieu de la merde. Gomorrhe a encore de beaux jours dans ce coin de Campanie, où les habitants continuent malgré tout de vivre et d’aimer. Une survie nécessaire.