Le cinéma italien est sorti du festival de Cannes 2008 couvert de lauriers : un Grand Prix pour Gomorra, de Matteo Garrone, le Prix du Jury pour Il Divo, de Paolo Sorrentino. Ce dernier est de toute façon un chouchou des festivals, et un habitué de Cannes, où il a déjà concouru deux fois avec Les Conséquences de l’amour et L’Ami de la famille. Avec Il Divo, il s’attaque à une figure centrale de la vie politique italienne depuis cinquante ans, Giulio Andreotti, incarnation de la corruption et de la collusion entre le pouvoir officiel, la mafia, et le Vatican. Un homme sans cesse accusé, toujours acquitté… Il Divo pourrait être, comme le film de Garrone, une pierre supplémentaire à l’édifice du cinéma italien engagé, de Rossellini à Elio Petri, en passant par Francesco Rosi. Mais Sorrentino pousse ici à l’extrême une esthétique maniériste qui avait déjà fortement tendance à tourner à vide dans ses films précédents. Il Divo a d’indéniables qualités ; il aurait pu être une satire politique violente, c’est finalement seulement un film « choc ».
Il Divo : la vedette, la star. Un nom qui en dit long, mais qui finalement ne dit rien sur Giulio Andreotti. Autant, et pas plus, que ses innombrables surnoms : l’Inoxydable, le Sphinx, le Joli Petit Bossu, Belzébuth, le Renard, le Moloch, la Salamandre, le Pape noir, l’Homme des Ténèbres, l’Éternité. Élu député de la Démocratie Chrétienne en 1946, sept fois président du conseil, vingt-cinq fois ministre, sénateur à vie depuis 1991, Andreotti occupe aujourd’hui encore d’importantes fonctions politiques. Un beau curriculum vitae politique, que complète dans les années 1990 un non moins édifiant palmarès judiciaire : accusé par des repentis mafieux d’entretenir des liens avec Cosa Nostra, mis en cause dans le meurtre du journaliste Nino Pecorelli, il est la star d’une série de procès à rebondissements, dont il sort toujours miraculeusement indemne, faute de preuves et de témoignages suffisants, lesquels preuves et témoignages ont parfois disparu tout aussi miraculeusement. Il Divo est donc à la fois le portrait d’un être insaisissable et la fresque politique d’une Italie corrompue. Mais il n’est pas certain que le film convainque sur les deux tableaux.
Démarche d’automate, corps figé, visage impénétrable, regard impassible où perce une lueur d’ironie : Giulio Andreotti, migraineux et insomniaque, arpente lentement les rues de Rome, de nuit, tandis que suivent au pas, comme des bêtes maléfiques, les voitures aux vitres teintées de ses gardes du corps. S’il a été pendant cinquante ans un des acteurs principaux de la scène politique italienne, Andreotti est ici un être des ténèbres. De Rome, on ne verra d’ailleurs que ce coin de rue nocturne. La politique se joue à l’abri du soleil italien, dans des bureaux sombres, au Vatican, dans une salle de bain. La politique se pratique à demi-mot aussi, et Andreotti excelle dans l’art de manier les mots sibyllins et les pointes assassines. Toni Servillo (plusieurs fois récompensé pour ses prestations à l’écran, et que l’on a vu récemment dans Gomorra) incarne avec une vraie maîtrise ce personnage physiquement difforme et psychologiquement ambigu, intelligent et spirituel, cynique, insensible, machiavélique, imperturbable. Andreotti est superstitieux, mais il dit préférer s’adresser aux prêtres plutôt qu’à Dieu, car les premiers votent, pas le second. Andreotti n’a pas d’état d’âme, mais l’assassinat d’Aldo Moro pèse sur sa conscience (il a refusé de négocier avec les Brigades rouges pour sa libération). Dans une scène centrale du film, il confesse à la caméra tous ses crimes, dans une litanie monocorde qui s’emballe peu à peu et fait sortir le personnage de ses gonds, pour la seule et unique fois du film. « Pour moi, c’est un rêve (…), un moment de catharsis collective pour le spectateur et peut-être aussi pour Andreotti. » Un rêve, oui. Car avec Andreotti, toute confession ne peut qu’être, en même temps, manipulation. Paolo Sorrentino semble fasciné par ces êtres dont la difformité physique n’est que le reflet d’une corruption morale, et il aime les assaisonner d’un zeste d’humanité. Recette ratée pour L’Ami de la famille, où la lèpre intérieure du personnage rendait abjecte cette vague tentative d’humanisation. Il Divo fait tenir ensemble détestation et fascination pour un personnage aux mains très sales, mais qui a su, toujours, les mettre derrière son dos.
Le problème, c’est que la fresque politique sur laquelle se meut ce personnage tient beaucoup, elle aussi, de la manipulation. On ne peut que se réjouir de ce que le cinéma italien se mette à élever le ton face à la corruption. Cette année, Gomorra, Grand Prix à Cannes, mais aussi Biutiful Cauntri, beau documentaire passé inaperçu en France, ont donné le ton. Il Divo se situe dans la même veine audacieuse, et il n’est pas étonnant que Sorrentino ait eu du mal à se trouver un producteur. Andreotti, c’est aussi celui qui, en tant que sous-secrétaire aux spectacles en 1949, s’est illustré en promulguant une loi liant à l’exécutif l’attribution des subventions aux films (en un temps où le néoréalisme, « subversif », plaisait peu à la D.C.). Oser s’attaquer à cette figure, c’est aussi rappeler qu’on ne muselle peut-être pas l’audiovisuel si facilement, et que le cinéma a un rôle à jouer. Rappel dont l’Italie, et la France, ont bien besoin. Dommage que de ce point de vue, le film reste si inefficace, et frustrant. Oui, Sorrentino montre qu’il parle du présent (ainsi, les liens avec Berlusconi, qui fut lui aussi membre de la loge P2, sont explicitement faits). Sorrentino dénonce : il dénonce les collusions entre les pouvoirs officiels, les loges maçonniques, la mafia et le Vatican. Il mêle par le montage accéléré les noms de mafieux, de ministres, de membres du clergé, tous liés par l’argent et le sang de la corruption. Il accuse Andreotti des morts du banquier Sindona, du juge Falcone, du journalise Pecorelli et de bien d’autres. Il dénonce la toute-puissance vaticane, responsable en dernier ressort de toute cette boue. Mais il ne maîtrise pas son sujet, car il veut avant tout épater la galerie, faire un film choc qui en mette plein la vue. Sorrentino a pourtant suivi un très bon guide pour sa réalisation : la biographie de Giulio Andreotti par Massimo Franco. Mais il se permet un scénario elliptique à l’extrême qui égrène les noms et accumule des faits réduits à leur instant « choc » − un pendu, une voiture qui explose, etc. Il est significatif que le texte introductif censé exposer la situation au début du film défile à une telle vitesse qu’il est impossible de le lire. Un texte n’est pas un « beau plan », inutile de s’y attarder. Autant réserver ce précieux temps à des plans choc, comme cette voiture qui tombe du ciel, en ralenti, comme une météorite et qui s’écrase au sol dans une magnifique explosion. Pas le temps d’expliquer, pas le temps de détailler les circonstances et les complexités des divers épisodes portés sur le devant de la scène. Même pour le public italien, plus familier avec ces événements, le récit reste trop troué.
Le spectateur en est donc réduit à recevoir sans broncher les images qui lui sont jetées à la figure. Il comprend que tout est pourri en Italie, que les années de plomb ont vu s’amonceler les assassinés et les suicidés, que tout cela reste bien opaque. Et puisque tout cela est encore mystérieux, inutile de trop réfléchir, le spectateur n’est pas là pour ça après tout, il veut voir de belles images, un montage-clip si possible, c’est moins ennuyeux. Sorrentino fait de l’esthétique maniériste un pur exercice virtuose, qui tourne à vide et insupporte très vite. Il zoome, panote, fait un arrêt sur image, joue des ralentis, accélère régulièrement le rythme du montage, cadre chaque plan avec une minutie m’as-tu-vue qui exhibe la composition comme pour faire oublier l’échec d’une confrontation véritable avec les événements et leurs implications. La bande-son lasse elle aussi, (B.O. de Teho Teardo, que l’on a déjà entendu dans L’Ami de la famille, et musiques de répertoire) par un pseudo-éclectisme qui fait succéder Cassius à Saint-Saëns. Toute la mise en scène débouche sur une saturation visuelle et auditive qui tient de la manipulation hypnotique, de la séduction malhonnête, là où le spectateur aimerait que l’on fasse un peu plus confiance à son intelligence et à son esprit critique. Dommage, car Sorrentino sait esquisser des saynètes comiques au cœur d’une satire mordante, et son pamphlet serait bien plus efficace, s’il faisait un peu plus confiance à son spectateur.
Qu’en a pensé l’intéressé, Giulio Andreotti himself ? Sa réaction fut paraît-il violente quand il vit le film pour la première fois, en présence d’un journaliste de La Reppublica. « Una mascalzonata », selon lui (c’est-à-dire une « crapulerie », une « canaillerie »). Fidèle à lui-même, il s’est vite repris, niant même avoir jamais rencontré Sorrentino (qu’il a vu deux fois), ni visionné le film en entier. Peut-être se rendait-il compte que le film, en fin de compte, malgré la violence de la dénonciation, et si étrange que cela puisse paraître, ne fait que conforter les spectateurs dans leur passivité bien confortable, et si utile à la chose politique.