Rappelons à nous le regard vide du gamin à qui, pour la première fois, un enseignant dit « sujet libre ». Que faire de toute cette liberté ? Prendre exemple sur Jesper Møller et Sinem Sakaoğlu : voilà une bonne idée. Devant le défi qui consistait à créer le Pays du Rêve de toutes pièces, un pays où tout – vraiment tout – est possible, les deux réalisateurs ont su construire un univers onirique envoûtant, crédible, charmant, au-delà même du cahier des charges du domaine du conte pour enfant, domaine dans lequel le film se situe pourtant résolument.
Le monde des rêves est également le monde des cauchemars. Et dans ce dernier, Tourni-cauchemar, prince des nuées qui hante la tempête et se rit de l’archer, est souverain. Le jour où ce narquois et ricanant malandrin vole le sable magique du marchand de sable, les enfants du monde entier ne peuvent plus s’endormir. Le marchand mandate l’un de ses moutons (de ceux qui sautent continuellement des barrières pour vous endormir, vous savez bien) pour ramener du pays des hommes un humain capable de rêver – ce que nul ne fait en Pays des Rêves – et de contrer les noirs desseins de Tourni-cauchemar…
La saga des Minimoys, L’Histoire sans fin, etc. : on ne compte plus les projets plus ou moins heureux ayant déjà usé la corde de l’argument du Marchand de sable. Qu’à cela ne tienne, ce n’est pas parce que tous les contes commencent par « il était une fois » que tous se valent. Le Marchand de sable est un film très nettement séparé en deux parties : le monde des humains, filmé avec des acteurs, et le Pays du Rêve, en image par image. Oublions vite le monde des humains, qui constitue certainement le point faible du film. Pour sa partie onirique, le film fait donc montre d’une impressionnante créativité, et d’une maîtrise peu commune de la dynamique narrative propre à son sujet.
Évoquant autant les mondes mous de Dalí que la profusion créative de la saga Sandman de Neil Gaiman, le travail de Jesper Møller et Sinem Sakaoğlu sur leur monde onirique force l’admiration. Tour à tour absurde, fantasmagorique, grotesque et merveilleusement poétique, le monde du Marchand de sable fait un usage exemplaire de sa liberté artistique, avec un goût remarquable et une grande justesse visuelle et cinématographique. Le film promène donc ses spectateurs de tableaux naïfs en paysages surréalistes, de mondes inquiétants aux rêves les plus doux, avec une inventivité et une finesse remarquables.
Non contents, donc, d’être parvenus à créer un univers visuel d’une grande beauté et d’une créativité remarquable, Jesper Møller et Sinem Sakaoğlu prêtent une attention inattendue à leurs personnages. Ainsi, si le marchand de sable lui-même est une figure quelque peu atone – qui laisse avant tout son jeune hôte s’exprimer et grandir –, les personnages du mouton, du petit garçon et de Tourni-cauchemar sont remarquablement écrits, et – c’est important – traduit. Le mouton, « goofy sidekick », assène continuellement des saillies verbales tout à fait savoureuses, et se construit au fil de cette logorrhée une personnalité réelle ; le petit garçon a, évidemment, des démons à vaincre pour sortir grandi de l’aventure, mais la façon dont ce passage s’effectue est suffisamment originale pour être soulignée ; le méchant Tourni-cauchemar, enfin, est avant tout un mégalomane névrosé, arrogant et malintentionné certes, mais suffisamment humanisé et crédible dans ses motivations pour sortir du tout-venant du bestiaire des monstres.
Au-delà même de la façon dont il remplit le cahier des charges d’un film pour enfants – car c’est le genre dans lequel s’inscrit définitivement Le Marchand de sable –, le film montre donc la capacité de Jesper Møller et Sinem Sakaoğlu à avoir une véritable exigence, une véritable personnalité artistique. Le Marchand de sable est donc une remarquable réussite dans le cinéma d’animation qui assume son média, qui légitime son matériau comme peu de films, « concrets » ou animés, savent le faire.