C’est comme dans un conte. Voilà trente ans de cela – une vie – Wolfgang Petersen portait à l’écran le roman de Michael Ende, l’Histoire sans fin. Au sein d’une période particulièrement fertile en films de fantasy, celui-ci fait figure d’exception : l’un de ces films qui ont quelque chose de plus. Et le temps a passé, apportant avec lui Routine, Norme et Banalité – de ces perfides ennemis qui condamnent l’Émerveillement aux recoins poussiéreux d’un grenier oublié. Et voilà qu’une génération plus tard, nos enfants vagabondent (bien sûr, contre nos avis inquiets) au fond dudit grenier, s’apprêtant à redécouvrir l’Histoire sans fin, et l’Émerveillement est toujours présent, assurément. Mais, le film a‑t-il encore sa place aujourd’hui ?
Le craquement sinistre du placard dont la porte s’ouvre d’elle-même fait plus peur que le monstre, une fois sorti ; les rêves que l’ont fait d’un événement sont toujours plus merveilleux que l’événement lui-même (qu’il me soit permis, d’ailleurs, en ces périodes de fêtes de Noël, de prévenir nos jeunes lecteurs – votre plus beau cadeau sera toujours le paquet, une seconde avant de l’ouvrir). C’est là la force de l’imagination – cette sœur ennemie de la fiction narrative. Car, enfin, quel artiste peut espérer concurrencer les frissons de l’espoir et de la peur ? Non content d’y prétendre, l’Histoire sans fin se dote du plus terrible méchant qu’on puisse imaginer – le Néant. Ce Néant qui menace de détruire à jamais, Fantasia, le pays de l’imaginaire-roi et qui n’est pas autre chose que l’absence d’espoir, de rêve, de créativité chez les humains.
Et comment, vous le demandé-je, chère lectrice, cher lecteur, comment représenter avec justesse un tel Néant ? Car c’était là le véritable enjeu du film. Si les glaçantes descriptions, dignes de Jérôme Bosch, y pourvoient sans peine dans le livre de Michael Ende, qu’en est-il de l’image, par essence tenue de donner corps aux visions de l’imagination ? Le chaos et la mort sont le lot du Néant du livre ; la tristesse et le désespoir, de celui du film. Et cette résignation, cette mélancolie, sont le véritable ennemi, un antagoniste au moins aussi puissant à Fantasia que dans le monde réel, hors de la salle de cinéma, en cette année 1984 (et aujourd’hui, certainement…). Aux démonstrations grotesques, l’Histoire sans fin préfère l’écriture précise de ses personnages, leur physionomie, avec au premier plan Noah Hathaway – Atreju, qui porte le film sur ses épaules. Pour film à effets qu’il soit, l’Histoire sans fin préfère toucher, comme le fera Princess Bride, à une caractéristique fondamentale de son auditoire : le besoin de merveilleux, et la perception inconsciente du fait que, dans le combat entre ce Néant et l’imagination, il y va de bien plus que du simple destin d’une contrée de fantaisie. Des années plus tard, le Hellboy II de Guillermo del Toro ne dit pas autre chose par la bouche de son mythologique prince Sidhe : « Nous mourrons, et le monde sera plus pauvre après notre disparition. » (un combat pour la pérennité de l’imaginaire qui est, d’ailleurs, pourvu d’une véritable filmographie : Princess Bride, Mon voisin Totoro, U, le Labyrinthe de Pan, pour ne citer qu’eux).
Pourtant enfant des années 1980, celles de l’avènement du « vivre vite » triomphant, l’Histoire sans fin résiste, oppose au désespoir ambiant un récit soigné qui prend son temps, un bestiaire fourni. Mais, ce Néant lui donne des airs de film à thèse, de conte moral, voire de sagesse ancestrale – obligatoirement perdante face à la modernité, consciente de sa propre ringardise, et de sa propre obsolescence. Ce n’est pas pour cela que le film baisse les bras ; ce qui faisait, en 1984, figure de pose ringarde assumée (malgré la qualité non démentie de ses effets spéciaux) fonctionne tout autant aujourd’hui. Il suffit au film d’avoir confiance en lui-même. Ce qui fit déchoir Willow ou Labyrinthe maintient toujours vivants Princess Bride, l’Histoire sans fin ou Dark Crystal. Et, comme ces deux autres films, l’Histoire sans fin constitue, aujourd’hui encore, le legs précieux de la tradition du conte oral, ce miroir parfois profondément fantastique qui nous parle pourtant d’un nous profond bien réel. Par son titre même, l’Histoire sans fin dit tout d’emblée : que le conte perdure, et perdurera toujours. Ce faisant, le film fait appel à une donnée essentielle de l’art du conteur – une soif de merveilleux inextinguible, qui constitue l’un des fondements du cinéma et qui donne à l’Histoire sans fin une place de choix qui lui revient et lui reviendra toujours.