C’est avec un budget dérisoire, sans aide d’un CNC frileux, que Nicolas Karolszyk a pu tourner et monter ce premier long métrage, pour se voir accorder un nombre de salles françaises tout aussi ridicule. Paradoxalement, comme par défi envers ce manque de moyens, le réalisateur vise l’exhaustivité. Du périple d’un jeune Africain — prénommé Zola — ralliant pour la France coûte que coûte pour entrer dans la clandestinité, il tient à conter absolument tout, de la galère dans le pays d’origine (non spécifié) à la galère dans celui d’accueil, en passant par les tractations pour partir, le voyage maritime en pirogue, le passage par l’Espagne, l’arrivée en France, le jugement défavorable au séjour, le travail au noir, la fabrication de faux papiers, etc. Karolszyk raconte tout par le menu, mais évidemment il doit faire court. Alors il découpe son film en petites séquences, hachant le récit pour lui donner le ton heurté de la marche précipitée, mais aussi pour en tourner autant que possible.
L’effet est pervers : c’est le film qui semble avancer d’une marche précipitée. On passe en accéléré d’une situation à l’autre, comme s’il fallait à tout prix tout caser en un minimum de temps, au travers de séquences dont la plupart, nonobstant leur longueur, paraissent raccourcies pour ne pas traîner. Nous irons vivre ailleurs a un rapport paradoxal avec la pratique de l’ellipse : il ménage de facto des micro-ellipses entre ses séquences, et cependant son souci d’exhaustivité dénote une crainte profonde de l’ellipse, de la nécessité d’oser laisser des choses hors champ, à la charge de l’imagination du spectateur. Autre indice de cette crainte : l’accumulation de sous-titres pour marquer consciencieusement les temps et lieux traversés par Zola (sous-titrage un peu étrange, d’ailleurs : on passe de l’Afrique à « Europe » — l’Espagne, en fait : pourquoi ne pas le préciser ? — puis à « France »). Or cette cadence et ce remplissage, loin de conférer au film la respiration d’un objet en état d’urgence, lui appliquent une progression mécanique où la respiration manque, tant les scènes, toutes ramenées au même rythme, peinent à se distinguer les unes des autres. Cela vaut pour les séquences de conversations, où les paroles et les non-dits n’ont guère le temps de s’installer (la faute aussi à l’attention que le réalisateur leur porte), comme pour les scènes centrées sur l’action et l’inaction et où le montage est primordial (comme le voyage jusqu’aux îles Canaries en pirogue, série de plans désarticulant le temps pour rendre artificiellement la longueur du voyage). Objets d’un nivellement sur un principe de montage vague et uniforme, toutes ces scènes semblent se valoir, générer la même tension, et donc par défaut en génèrent peu puisqu’on n’en distingue pas vraiment les pics.
Un « film sur »
Il y a plus gênant. Si la forme heurtée se révèle peu efficace pour maintenir l’attention sur le périple de Zola, c’est aussi parce que sur le fond, aucune identité, aucune personnalité ne se dégage dans le regard porté sur ce périple ou sur les sujets auxquels il touche. On assiste en effet à une série de situations types qui auraient pu être piochées dans n’importe quel reportage télévisé sur le sujet et que Karolszyk, avec tous ses bidouillages formels, ne se donne jamais la peine d’éclairer sous une perspective singulière, d’habiter par une âme qui lui soit propre, de personnifier cette errance individuelle. Trop heureux, semble-t-il, de reconstituer avec ses moyens réduits une réalité présentée de façon biaisée dans les médias (mais connue et déjà éclairée de façon pertinente dans d’autres films), le cinéaste a oublié d’y investir sa propre vision du monde. Le souci d’exhaustivité prend un triste sens : Karolszyk ne vise rien de moins (en fait : rien de plus) qu’un « film sur l’immigration », « film sur » au sens où il s’agit de donner une illustration fidèle du sujet, en espérant que celui-ci, habillée de sa forme heurtée, soit assez percutante pour toucher le spectateur, mais sans que l’impact aille plus profond que cela.
D’ailleurs, Zola lui-même peine à exister en tant que personnage, tant il a été aligné sur un archétype d’émigrant et futur sans-papiers. Outre l’imprécision du pays d’origine (comme s’il était censé figurer à lui seul tous les émigrants d’Afrique), le film laisse bien peu d’initiatives à prendre à Zola, hormis celle d’avancer avec un caractère buté vers son objectif de s’installer en France, et surtout celle de recevoir de son entourage les refrains connus sur la réalité du statut d’immigré. Il y a le bourgeois de son pays qui lui conseille l’émigration pour réussir, la mère qui lui conseille de rester, le passeur qui lui explique que tout va bien se passer, les juges qui lui notifient que la France n’a pas vocation à accueillir toute la misère du monde, le compagnon qui lui explique que sans papiers il n’est rien (« ici c’est la loi »), etc. De ces sentences types résonnent les situations types qui n’en deviennent que plus stéréotypées et stériles. Zola, lui, passe la majeure partie de son temps à écouter et avancer. Seules deux de ses initiatives offrent vraiment au personnage l’occasion de se distinguer. La première est le discours préparé d’attachement à la France, qu’il récite face à la juge qui vient de lui notifier son expulsion prochaine (à laquelle il échappera) : acte qu’on suppose alors vain, mais où on a du mal à distinguer la part de formalité et celle de sincérité désespérée. La seconde est un acte de violence : attaqué physiquement au nom de règles qu’il refuse, il riposte, se déchaîne puis se met à courir pour, enfin, se fondre dans l’arrière-plan d’une société qui ne veut pas le voir. Alors seulement, un film intéressant semble se profiler… Mais déjà il se ferme, en actant d’ailleurs cette fusion d’une manière qu’on ne dévoilera pas, mais qui laisse perplexe. Peut-être pensés comme un ultime geste de défi envers une société fermée aux immigrants, les derniers plans — et surtout les derniers sons — laissent surtout l’impression d’une saillie aux velléités subversives pas franchement convaincantes, et aussi d’un film qui n’a pas trouvé d’autre moyen de finir. De quoi accréditer l’idée que ce qui lui a manqué, c’est moins l’argent que la vision d’un cinéaste.