Fruit de neuf années de travail et tourné sans argent, Rengaine (découvert à l’ACID cette année), un conte de Rachid Djaïdani (pour aller vite : boxeur, assistant régie sur La Haine, écrivain, comédien dans la troupe de Peter Brook, auteur du court-métrage La Ligne brune, du documentaire Sur ma ligne et de films pour la télévision), fait partie de ces films qui, à l’instar de Rue des cités, de Carine May et Hakim Zouhani (un autre film ACID), procurent un vrai plaisir. De ces films qui permettent de se rendre compte que le cinéma français est encore capable de faire surgir, au milieu d’une production dans l’ensemble sclérosée, des gestes libres, pleins de fraîcheur, des expériences, de la confiance en ce que l’on exprime et de la joie de l’exprimer.
Sabrina, Algérienne, et Dorcy, qui est black, s’aiment et désirent se marier. Mais de ça, il n’en est pas question pour leurs familles respectives – pour les quarante frères (!) de Sabrina et pour la mère de Dorcy. Une musulmane avec un chrétien ? Pas question ! Pourquoi ? Parce que. C’est comme ça. L’inacceptable, l’inenvisageable sont le postulat de départ de Rengaine. Et il s’en tient presque à cela. Le sujet du film n’est pas la tension entre les deux communautés. Sinon, la place aurait été donnée aux discours des uns et des autres justifiant leurs défiances. Or, de ces discours, le film est délesté. Si l’on en parle, quand même, de ce racisme entre Arabes et Noirs (un sujet peu commun), c’est pour en pointer la complexité, les contradictions (par exemple, l’un des frères de Sabrina, Slimane, l’aîné, a une liaison secrète avec une femme juive). Le sujet n’est pas non plus l’amour impossible. Sinon, on aurait vu plus souvent ensemble Sabrina et Dorcy. Or, ils sont la plupart du temps séparés, perçus alternativement dans leurs quotidiens respectifs. Ce qui semble intéresser Rachid Djaïdani, c’est de filmer des êtres mis en situation – en l’occurrence, celle du rejet d’un mariage entre chrétien et musulman, perçu de part et d’autre, côté rejetants et côté rejetés. Comment l’on gravite autour de cette donne-là. Peu importe au fond les causes et les raisons de ce qui anime les personnages, ce qui compte est de faire apparaître à l’écran les manifestations de leur monde intérieur, de ce qu’ils sont.
Rengaine est une histoire de visages qui se donnent en très gros plans. Ainsi déconnectés de tout contexte qui leur donnerait un sens, ils ne sont plus intelligibles, ils sont visibles, sensibles. On les contemple, on n’y réfléchit pas. Une histoire de corps aussi, qui interagissent et qui se promènent à travers Paris. La peinture de la capitale est des plus réjouissante. De ruelles en terrasses de cafés, c’est une ville du quotidien que le film dépeint. Dans tout ce qu’elle a de banal et qui se révèle, pour qui sait regarder, fascinant. C’est de nos congénères qu’il parle et c’est de notre époque. Rarement les cinéastes parviennent à ancrer leurs fictions dans un contemporain qui nous semble si proche. Que la caméra, toujours mobile, souvent portée, nous entraîne avec les personnages dans leurs errances, ou qu’elle les scrute de près, nous sommes avec eux et dans les lieux qu’ils habitent. Rengaine est une histoire, encore, de langage. Un langage qui exprime, certes, mais qui chante surtout, qui se déploie librement et qui fait mouche. Et cela, avec d’autant plus d’enthousiasme que l’on ne sent jamais derrière les répliques quelque effort d’écriture visant à produire un effet.
Rachid Djaïdani porte son film d’un bout à l’autre. Il l’a écrit, tourné, monté, produit. Son rapport avec ses acteurs, professionnels ou non, ce sont de vraies rencontres qui, au fil de neuf années, sont devenues des amitiés. On sent le travail collectif, l’esprit de troupe, la générosité des comédiens qui se donnent au cinéaste. De ses deux cents heures de rushes, ce dernier n’a gardé qu’1h15. Un travail d’épure et de renoncement dont on lui sait gré, cette sagesse ou maturité faisant défaut à bon nombre de films, a fortiori à ceux des jeunes auteurs.