Après avoir accompagné plusieurs productions, notamment en tant que directrice de casting pour Lucrecia Martel (La Niña Santa, La Ciénaga, La Femme sans tête…), l’Argentine Natalia Smirnoff réalise un premier long-métrage où une femme s’émancipe en douceur de son rôle familial grâce à un don pour l’assemblage des puzzles.
Un jour d’anniversaire, autour du quarantième, Maria Del Carmen, ses deux fils et son mari reçoivent des amis. Lui travaille beaucoup, les enfants sont sur le point de prendre leur indépendance, et Maria de ce fait s’occupe de la maison, beaucoup et ne s’en plaint pas. Mais ce jour-là, entre autres cadeaux elle reçoit un puzzle. À partir de ce moment, alors que de ses longs doigts fins elle étale précautionneusement les pièces, qu’une étrange ambiance sonore accompagne l’image, on le comprend en même temps qu’elle : plus rien ne sera comme avant.
Puzzle le bien nommé ressemble à ses débuts à Joueuse, de Caroline Bottaro, film tout à fait oubliable où une femme de chambre traversait les classes sociales et conquérait ses droits en se découvrant un don pour les échecs. Avouons-le, un film centré sur la pratique du puzzle ne nous excitait pas à l’avance, d’autant que s’esquissent en quelques minutes les prémices d’une crise familiale latente dont la traversée par Maria a des airs de déjà-vu.
Et pourtant non, ce n’est pas si simple. Car Puzzle a une qualité qui apparaît peu à peu, une délicatesse vis-à-vis de la réalité : respecter sa complexité. Le mari qui semble d’abord machiste et autoritaire ne l’est pas simplement, et la rencontre du coéquipier pour les tournois d’échecs ne suit pas la route attendue du vieux-beau-bourru-qui-aimera-à-la-fin. Si tentative de romance il y a, le centre est plus le déchirement de Maria entre sa passion et sa famille que le glissement vers un bord. En cela Puzzle est une réussite, grâce à l’écriture des personnages, aussi à leur interprétation.
Pourquoi alors cette pénible impression si difficile à expliquer, ce « à quoi bon » qui fait sortir du film aussi vite que de la salle ? D’abord, la réalisatrice Natalia Smirnoff, qui sent bien que le sujet du puzzle ne sera pas facile à vendre, referme totalement son film sur l’univers de sa protagoniste. On sait qu’elle est argentine, qu’elle habite un quartier de classe moyenne de Buenos Aires, ce qu’elle fait et à la limite ce que font ses proches. Pas plus. Manière de huis clos, donc, concentration sur notre histoire appuyée par de gros plans, des mouvements vifs calqués sur ceux des acteurs et un usage un peu suremployé des alternances de focalisation dans les plans pour isoler des détails importants ou révélateurs. Si le début rame un peu, que Smirnoff laisse croire assez gratuitement à une tension familiale préexistante, il finit par décoller et l’on prend goût à l’enchaînement des scènes. Mais le suspens n’est pas poussé à fond et cette focalisation ne retient pas le spectateur, il ne devient qu’un moyen de faire passer l’histoire.
Est-ce parce que les pôles entre lesquels le cœur de Maria balance sont tous deux attachants que l’on finit par se désintéresser de l’issue ? Est-ce le masque de Maria, plutôt imperturbable et mutique qui nous dissuade de pronostiquer ou d’espérer ?
La chronique comme approche d’un sujet est plus difficile à mener lorsqu’elle représente une ligne droite qu’une ascension ou une chute. Il faut échapper au schéma classique de l’élément perturbateur qui naît puis qu’on solutionne, le dépasser en un constat universalisant (la chronique sociale, ou une parallèle à la mode : la chronique du cas social, type Greenberg). L’Amérique du Sud a connu de belles chroniques sociales, récits minimalistes de déplacés, d’errants, de rejetés dont le bilan noir renvoyait avec force à la noirceur d’une histoire plus que palpable. Si un film comme Puzzle est une heureuse preuve d’existence d’une industrie cinématographique, seule capable de produire suffisamment pour digérer et dépasser son histoire, il n’impulse pas de rebonds sur le monde, il laisse le spectateur face à Maria, ses puzzle, sa famille et sa crise traversée sans l’aide de personne. Autant dire un peu seul lui aussi.
C’est également que le premier film de Natalia Smirnoff goutte le double tranchant de sa maîtrise, un peu trop sage et construit. La justesse de l’écriture est alourdie par une mise en scène qui reproduit le scénario, ne vise pas les non-dits mais produit une certaine répétition en l’appuyant. L’enchaînement des scènes et leur alternance est très visible, entre la vie familiale (de beaux moment comme lorsque le mari s’énerve, balaie d’un geste violent le puzzle puis pleure silencieusement) et des « clés » narratives. Une réelle ampleur, une liberté de jeu dans la confrontation n’est pas très loin, mais c’est comme si le plan du film en limitait la vie. On apprécie que la complexité de la vie soit montrée, on préfèrerait qu’elle soit rendue.