À la sortie du joli Les Berkman se séparent en 2006, chronique en partie autobiographique de la dislocation d’une famille d’intellectuels dans le Brooklyn des années 1980, Noah Baumbach offrait un intéressant contrepoint à La Famille Tenenbaum de Wes Anderson. En opposant aux sublimes génies dépressifs issus de l’imagination fertile de son comparse une famille tout aussi dégénérée, mais plus ancrée dans la réalité, Baumbach poussait sa mélancolie jusqu’à un point de non-retour, grattant l’air de rien des plaies encore à vif, sans esprit de revanche mais avec l’envie de se frotter sans ambages à des souvenirs à la fois heureux et douloureux. Son film suivant, Margot at the Wedding (2007), inexplicablement inédit en France en dépit de son casting luxueux (Nicole Kidman, Jennifer Jason Leigh, Jack Black), poursuivait cette veine naturaliste, mais de façon nettement moins convaincante. Étouffés par leur aigreur, les personnages (deux sœurs ennemies qui se retrouvent pour le mariage de la cadette) finissaient par se vautrer dans leur bile – le film évoquant ainsi plus les travers poseurs du cinéma indé américain que l’hommage annoncé aux films de Rohmer (le titre et le nom du personnage de Jennifer Jason Leigh sont un clin d’œil à Pauline à la plage).
Rapidement labellisé « cinéaste East Coast » (new-yorkais, lettré, cinéphile), Noah Baumbach s’amuse de sa propre caricature dans Greenberg, son dernier film, en mettant en scène le retour d’un New-Yorkais dépressif et inadapté sous le soleil de Los Angeles, dans la villa avec piscine de son frère parti en vacances avec femme et enfants. Roger Greenberg (Ben Stiller) est un musicien raté tout juste sorti d’un séjour en hôpital psychiatrique. Il va retrouver un ami de jeunesse, Ivan (Rhys Ifans), une ex qui a réussi (Jennifer Jason Leigh, épouse du réalisateur) et, surtout, l’assistante personnelle de la famille Greenberg, une douce et farfelue créature prénommée Florence (Greta Gerwig, une vraie révélation). Entre les deux se noue une relation maladroite et un peu vacharde, immature (ensemble, ils ressemblent à deux pré-ados jouant au docteur) et vraisemblablement vouée à l’échec, qui va pourtant miraculeusement mûrir.
Roger Greenberg est insupportable. Bâtir un film entier sur un personnage détestable est terriblement casse-gueule – on se souvient avec peine du récent Persécution de Patrice Chéreau, entièrement construit autour de l’aigreur du personnage incarné par Romain Duris. L’exercice est ici d’autant plus difficile que Baumbach ne cherche jamais à excuser son héros en lui donnant des circonstances atténuantes (c’est un raté et un lâche, point) ou en lui conférant une folie douce qui sentirait d’emblée la facilité scénaristique. Le réalisateur semble ne pas pouvoir s’empêcher de dresser le portrait d’Américains aussi brillants et cultivés (les héros de Les Berkman se séparent étaient profs de fac, Nicole Kidman dans Margot va au mariage est écrivain) qu’inaptes au bonheur familial et à l’épanouissement amoureux, comme si l’enrichissement intellectuel était incompatible avec l’équilibre affectif – ça sent le vécu… Pourtant, en quittant les bords de mer rocailleux de la côte est des États-Unis pour les palmiers de Los Angeles, Baumbach évite les écueils qui plombaient son précédent long métrage. Plongé dans un environnement qui lui est peu familier et qu’il méprise, le cynisme de Roger Greenberg devient plus pathétique qu’agaçant, révélant progressivement les failles du personnage à mesure que se développe sa relation avec Florence.
S’il signe quelques scènes de comédie pure qui illustrent à merveille l’inconfort de Greenberg en société, Noah Baumbach maintient de bout en bout l’ambiguïté de son personnage, dont on ne sait jamais vraiment s’il est entièrement responsable de ses malheurs et de ses échecs ou victime de sa propre lucidité et de l’insensibilité de son entourage (son frère, son ex, sa nièce et tous les jeunes californiens décérébrés qu’il côtoie lors d’une grandiose scène de party sous coke). De ses discussions à bâtons rompus avec Ivan, l’ami perdu et peut-être retrouvé, à la prise de conscience progressive de son affection pour Florence, Roger Greenberg est un personnage en constante évolution, riche des nuances qui font souvent défaut aux études de caractère produites par le cinéma américain de nos jours – aujourd’hui, seules quelques séries télévisées peuvent réellement prétendre à une telle complexité scénaristique. Ce qui n’empêche pas le réalisateur de soigner sa mise en scène – fluide, faussement dilettante, en harmonie totale avec son personnage – même si, à l’inverse des films de son comparse Wes Anderson, le cinéma de Noah Baumbach est plus une affaire de mots qu’une question de style. Et de direction d’acteur, aussi : pour ceux qui en doutaient encore, Ben Stiller confirme un talent sidérant, très loin de ses pitreries hollywoodiennes habituelles, voilant ses regards angoissés d’une tristesse infinie.