L’histoire du cinéma est remplie de mystères : œuvres réussies de cinéastes sans réel talent ; ou ratages (parfois complets) malgré une équipe de choc rompue aux succès. Deux têtes folles relève malheureusement du second cas : il y avait pourtant toutes les chances de croire qu’avec la maestria de Richard Quine derrière la caméra, une idée de départ brillante et un casting 5 étoiles, le film ne pouvait qu’enchanter les cinéphiles. S’il n’y a cependant pas de quoi crier au piteux échec, la déception finale est à la hauteur des attentes que l’on pouvait légitimement formuler.
Cocorico : la savoureuse mise en abyme qui a inspiré le scénario de George Axelrod (célèbre auteur de Sept ans de réflexion, Comment tuer votre femme, Bus Stop ou encore Diamants sur canapé) est une histoire d’origine française, écrite à deux mains par le cinéaste Julien Duvivier et le scénariste Henri Jeanson. On ne sait malheureusement pas à quel point l’Américain fut fidèle aux Français… Mais la ville-lumière de ce Paris When It Sizzles (titre original) est plus hollywoodienne que réaliste : en cette veille de 14-Juillet, la fête nationale est prétexte à tous les clichés, rendez-vous amoureux dans les cafés de Montmartre, promenade en calèche dans le bois de Boulogne, Marseillaise entonnée lors de bals populaires… On est loin du Paris d’À bout de souffle, tourné cinq ans auparavant : mais c’est le but affiché.
Richard Benson est un célèbre scénariste hollywoodien, venu à Paris pour écrire le scénario commandé par son producteur, Alexander Meyerheim. Il n’a plus que deux jours pour rendre ses 130 pages, encore blanches comme neige. Il embauche une jeune dactylo, Gabrielle Simpson, pour l’aider à terminer sa tâche. Celle-ci lui inspire l’histoire de La Fille qui a volé la tour Eiffel : à tel point que tous deux vont jouer le film au fur et à mesure de son écriture et de leur relation amoureuse réelle… L’idée savoureuse de Deux têtes folles réside donc dans le parallèle entre la réalité qui se joue dans la chambre d’hôtel de Richard Benson et le « film dans le film » évoluant au gré des discussions entre l’employeur et l’employée et des situations dans lesquelles tous deux se retrouvent. La Fille qui a volé la tour Eiffel et Deux têtes folles se téléscopent bon gré mal gré selon les atermoiements de chacun des personnages : ainsi, quand Gabrielle Simpson évoque son « petit ami » acteur, Richard Benson exprime sa jalousie en en faisant dans son scénario un imbécile imbu de lui-même ; plus loin, quand la jeune femme prend peur des assauts amoureux répétés du scénariste mettant en danger sa vertu, elle l’imagine dans le film devenu le seigneur Dracula…
L’histoire ne pouvait que séduire Richard Quine, dont l’œuvre ne cessa de mettre en exergue le pouvoir magique du cinéma (voir pour cela L’Inquiétante Dame en noir, sans doute son film le plus réussi sur le sujet). Ici, nul besoin de sous-entendus : toute la chaîne de la production cinématographique passe au crible de l’humour acerbe de George Axelrod, des scénaristes paresseux et alcooliques aux producteurs tyranniques, en passant par les acteurs aux égos surdimensionnés et « l’interminable liste de tous ceux sans importance qui ont participé au film » (l’équipe technique). Paris aidant, on se permet de moquer la Nouvelle Vague, qui réalise des films ennuyeux sans histoire, mais très « avant-garde », type La partie de scrabble n’aura pas lieu – à propos d’une « soirée où les gens décident de ne pas jouer au scrabble»… Les clins d’œil sont légion : apparition pleine de glamour de Marlene Dietrich, de Mel Ferrer (époux d’Audrey Hepburn), ou de Tony Curtis, dans un rôle moquant celui qu’il tenait dans Certains l’aiment chaud. Référence – plus ou moins subtile – est faite également aux films tournés ou prévus par la sublimissime Audrey : Sabrina, Funny Face, Diamants sur canapé, Charade, My Fair Lady…
Plus intéressante est, au détour d’une scène, la référence à la censure, lorsque Richard Benson explique l’utilisation du fondu enchaîné lors du climax des scènes amoureuses : voici fait l’éloge de la suggestion par cette « ancienne vague » que Richard Quine semble regretter. Le problème de Deux têtes folles réside justement dans le manque de subtilité général : le rythme s’emballe trop vite, les acteurs (même la divine Audrey, mal dirigée) surjouent et l’humour même parfois semble quelque peu lourdaud. Dans sa tentative d’hommage au cinéma classique, Richard Quine échoue malheureusement sur une caricature : La Fille qui a volé la Tour Eiffel, volontairement mal réalisé et mal fichu, semble contaminer le « véritable » film, qui tend à devenir tellement artificiel que toute recherche d’émotion reste vaine. Audrey Hepburn elle-même n’était pas très fière de sa participation… Mais parce qu’on apprend toujours quelque chose de ses erreurs, et que Deux têtes folles gardera sa place dans l’œuvre passionnante de Richard Quine, (re)découvrir le film s’impose aux curieux d’une certaine époque du cinéma hollywoodien, séductrice même dans ses errements.