Il est bienvenu de faire redécouvrir au public les œuvres du très méconnu Richard Quine, dont Blake Edwards fut longtemps le scénariste, et auprès duquel, on l’imagine, il a beaucoup appris. Mais là où le cinéaste de La Party mettait tout son génie comique au service exclusif du non-sens et du burlesque, Quine, plus classique, utilise avec talent les ressorts de la comédie romantique hollywoodienne : une pincée d’humour, des envolées d’amour, et beaucoup, beaucoup de magie…
Les sorcières (et sorciers) fascinent depuis toujours : comment s’étonner que le petit et le grand écran s’en soient emparés avec autant de délice ? De Salem à Harry Potter, en passant par Ma sorcière bien-aimée, les adeptes de la magie noire inspirent les scénaristes, qui les déclinent généralement selon une opposition très manichéenne : la méchante sorcière empêche Dorothy de retourner chez elle (Le Magicien d’Oz) ou plonge une princesse dans un profond sommeil (Blanche-Neige et les Sept Nains). La gentille sorcière, plus proche de la fée, est une éternelle incomprise de l’obscurantisme (Ma femme est une sorcière, ou l’hilarant Sacré Graal des Monty Python). Une fois établi le rôle négatif ou positif du personnage, libre cours est donné à l’imagination : la sorcière peut voler sur un balai, comme la Kiki de Miyazaki, utiliser un chaudron pour ses potions magiques, se télétransporter, se servir d’une baguette, avoir un chapeau pointu ou une verrue sur le nez…
Qui eût cru cependant que l’adorable voisine de Richard Quine puisse être une sorcière ? Gilian Holroyd (Kim Novak) est jolie, vêtue à la dernière mode et tient sagement un magasin d’antiquités. Sa tante parvient bien à investir l’appartement de son adorable voisin Shepherd Henderson (James Stewart) sans en posséder la clé, mais après tout, il n’y a que lui pour en être surpris : n’est-il pas dans un film, royaume de l’imaginaire et de tous les possibles ? Et pourtant, si : Gilian fait partie du cercle très fermé de la sorcellerie, ces gens qui ne peuvent pas aimer, ni pleurer, sous peine de perdre tout pouvoir, et flottent lorsqu’on les jette dans l’eau… Grâce à son chat Pyewacket (qui tire d’ailleurs son nom de l’un des esprits d’une sorcière repérée par un certain Matthew Hopkins en 1644), la jeune femme plie le monde à ses volontés. Lorsqu’elle comprend que son voisin, qui n’est pas sans lui déplaire, est fiancé à son ennemie d’enfance, Gilian a recours au moyen le plus simple (pour elle): l’ensorceler, le faire tomber amoureux d’elle sans qu’il puisse avoir son mot à dire. Hélas, est-elle elle-même à l’abri des caprices du cœur ?
Pour beaucoup de stricts amateurs de magie, L’Adorable Voisine peut sembler bien daté. Les « effets spéciaux » n’ont pas grand-chose à voir avec les prouesses techniques d’un Harry Potter. Un peu de fumée bleue ou verte, quelques claquements de doigts, des herbes en tous genres et une potion nauséabonde sont les seuls manifestations de la sorcellerie. Mais c’est aussi dans l’économie de moyens que l’on reconnaît un cinéaste talentueux : comment ne pas être émerveillé par cette jolie scène d’extérieurs, où perdu au milieu de la blancheur de la neige, le frère de Gilian (Jack Lemmon, parfait et hilarant, comme toujours), s’amuse avec un plaisir jouissif à éteindre peu à peu les lumières de la ville ? Comment ne pas être fasciné par la scène du club où les musiciens jouent « Stormy Weather » dans une ambiance maléfique pour effrayer la fiancée de Shepherd, qui craint les orages ? La façon dont évolue le personnage de Gilian, interprétée par l’actrice fétiche de Richard Quine, témoigne de cet attachement au détail qui remplace tout effet spectaculaire : lorsque la jeune femme ensorcelle son voisin, le cinéaste se sert de la voix de velours et du visage fin et long de l’actrice pour les confondre avec ceux de son chat, comme s’ils ne faisaient plus qu’un. L’évolution de Gilian, qui, en tombant amoureuse, perd ses pouvoirs, est ainsi marquée par sa garde-robe, rouge et noir (couleurs généralement symboliques du mal, ou du moins, des forces obscures), puis blanche pour la scène finale : de la sorcière à l’être humain, de la pin-up à la femme au foyer, il n’y aurait donc qu’un pas… Enfin, Richard Quine a la finesse d’esprit de se protéger de tous les sceptiques à venir en utilisant le personnage de James Stewart comme le « bad boy » de l’histoire, celui qui refuse de croire à ce qui n’est pas validé par un raisonnement mathématique, celui qui a perdu ses enthousiasmes d’enfant, celui au fond qui voudrait que la raison puisse connaître le coeur, en dépit de l’adage de Pascal…
Au-delà du déroulement pur du scénario, L’Adorable Voisine aborde un thème passionnant : qu’est-ce que la magie au cinéma ? Le cinéma n’est-il pas déjà lui-même une manifestation de la magie ? Quand James Stewart est ensorcelé par la plantureuse Kim Novak, l’est-il vraiment à ses dépens ? La comparaison avec Sueurs froides, sorti la même année, est à cet égard intéressante, puisque James Stewart y était victime du même amour passionnel et irraisonné, sans qu’il n’y ait aucune (ou presque) intervention du paranormal… On peut ainsi voir dans la façon dont Richard Quine s’attache à montrer les pieds des personnages un symbole de ce qu’est, au fond, la magie de l’amour : Gilian, qui refusait de se chausser comme pour avoir toujours les pieds sur terre, va finir par se laisser abandonner, d’abord en séduisant Shepherd par un look de femme fatale (robe moulante et talons aiguilles) puis en entrelaçant ses pieds nus avec ceux de l’homme qu’elle aime… Le premier baiser, en haut d’un gratte-ciel, suivi de ce magnifique plan sur le chapeau de Shepherd qui s’envole, est-il véritablement magique ? Ou, plutôt, cette magie n’est-elle pas accessible à tous, initiés à la magie noire ou non-initiés ?
« Je suis simplement humaine », dit Gilian à Shepherd, lorsqu’il lui demande, lors de la traditionnelle réconciliation finale, de cesser de pleurer. Sorcière ou humaine, quelle importance ? Puisque la magie est partout, et surtout, surtout, au cinéma. Une bien belle parabole de la fascination que le septième art exerce depuis plus de cent ans sur ses spectateurs…