Qu’aurait fait Ernst Lubitsch sans Billy Wilder ? Ou George Cukor sans Garson Kanin ? Ou encore Carné sans Prévert ? S’il nous prend soudain l’envie de porter aux nues la collaboration fructueuse entre un cinéaste et son scénariste « attitré », c’est que L’Inquiétante Dame en noir en est l’exemple parfait : mélangez l’auteur d’une Panthère rose parfois inégale au metteur en scène du non moins imparfait Adorable Voisine, et vous obtiendrez ce que l’on appelle en jargon émerveillé de cinéphile un pur chef d’œuvre. À ne manquer sous aucun prétexte : car qui sait dans combien d’années il sera de nouveau possible de revoir une perle semblable ?
Ce n’est pas parce que Londres est une ville constamment embrumée (le célébrissime standard de Gershwin « A foggy day » nous le rappelle d’ailleurs sans cesse), que les Londoniens n’y voient pas clair. La preuve : lorsqu’un coup de feu retentit dans la maison de la trop jolie Carlyle Hardwicke, tous les voisins sont à leur fenêtre. Non pas pour porter secours bien sûr, mais pour pouvoir cancaner en toute connaissance de cause. Six mois plus tard, lorsque Bill, jeune attaché d’ambassade envoyé en mission à Londres, se présente chez Carlyle pour louer une pièce de son appartement, les cancans reprennent. Bill apprend ainsi que la très séduisante Carlyle, non contente de lui ravir le cœur, est soupçonnée d’avoir tué son mari… Bien sûr convaincu de son innocence, il va s’acharner à la prouver, envers et contre un patron aussi hypocrite qu’il est diplomate (mais n’est-ce pas un pléonasme?).
Avec le génie comique de Blake Edwards et le dynamisme virevoltant de Richard Quine aux manettes, L’Inquiétante Dame en noir ne pouvait être qu’une réussite. Les gags mélangent habilement les courses-poursuites, le sadisme du burlesque et la satire volontairement méchante. Ni les Anglais, ni les Américains, que le scénario fait habilement s’affronter à l’aide des pires clichés, ne sortent vraiment grandis de l’aventure : à l’est de l’Atlantique, on tente tout haut de rester poli tout en disant tout bas les pires ragots ; de l’autre côté, on essaie de rester digne et honorable en toutes circonstances tout en se vautrant lamentablement dans les lieux les plus propices au ridicule. Comme dans les meilleures comédies américaines, le casting est un adjuvant de choix : à commencer par les seconds rôles, de la dame moins sénile que son vieil âge le laissait prévoir, à l’inspecteur loufoque de Scotland Yard, forcément totalement incapable de mener une enquête à bien. Fred Astaire, à soixante ans passés, n’a rien perdu de sa légèreté, mais danse ici sur une partition qui ne lui est pas habituelle : le voir s’affaler dans le trou d’une tombe puis déclarer au fossoyeur qu’il faisait des « essayages » est d’autant plus drôle que ses manières de gentleman ne l’y prédestinaient pas. Quant à Jack Lemmon, est-il encore nécessaire de dire que, n’en déplaise à Billy Wilder, il est véritablement parfait ? La rapidité de ses réactions, l’élasticité de son corps, du cou jusqu’aux jambes, en passant par ses expressions de visage, modifiables à l’envi, conviennent parfaitement à la dynamique souple et au tempo d’enfer de la comédie à l’ancienne.
Mais L’Inquiétante Dame en noir est surtout un festival Kim Novak, l’actrice chérie de Richard Quine, avec qui il tourna quatre films. Chaque partie de son corps est détaillée à l’envi et aucune n’est laissée dans l’ombre des autres, comme si la caméra, à l’exemple de chacun des protagonistes, ne pouvait s’empêcher de rester fixée sur elle, hypnotisée par sa beauté. Tout commence par la nuque – Richard Quine réserve le plus longtemps possible la découverte du visage de l’actrice –, puis la chute des reins dans l’escalier, la poitrine mise en valeur sous des robes moulantes très « sixties », les jambes, et enfin le corps en entier, à peine pudiquement dissimulé dans une baignoire… Richard Quine fait ainsi de la comédienne à la voix suave et au visage mutin une Marilyn de première ordre, ni pâle copie comme Doris Day, ni parodie « gonflée » à la Jayne Mansfield. Il lui laisse champ libre pour assurer sa transformation au long du film, d’abord femme fatale prête à tous les subterfuges afin de laisser le doute sur sa culpabilité (se faire passer pour sa propre bonne, raconter des sornettes ou rencontrer des inconnus dans la brume), puis amoureuse un peu ridicule, paniquée à l’idée de se laisser prendre à ses propres filets.
Kim Novak n’est bien sûr pas tout à fait cette « inquiétante dame en noir » dont parle le titre français, étrange traduction du titre original (« la célèbre propriétaire »). Son innocence est rarement mise en doute. Comme le dit Bill, son amoureux éperdu, elle est beaucoup trop charmante pour être coupable, même si le scénario joue forcément du doute qui titille l’amateur de « films noirs » devant une femme trop belle pour être honnête… L’apparition fantasmagorique de la comédienne toute de blanc vêtue, violemment éclairée, devant son orgue, est un renversement habile des clichés du polar. S’il fallait trouver une raison d’être au titre, ce serait plutôt du côté de cette insidieuse caméra, que Richard Quine introduit partout dans un mouvement tournoyant, cassé par de brusques zooms sur les détails les plus inutiles, comme autant de fausses pistes. Cette caméra qui fouille et fouine dans l’intimité des personnages, telle un espion qui ne peut pas toujours tout voir mais assiste aux gaffes que chacun voudraient oublier au plus vite… Le parallèle entre les voisins de Carlyle qui cherchent à tout connaître de sa vie et cet instrument diabolique qui en connaît (presque) tout est audacieux. À la manière du moins réussi L’Adorable Voisine, Richard Quine nous livre ainsi insidieusement sa vision du cinéma, celle du pouvoir magique de l’image, tout aussi dangereux que fascinant, comme un placard que l’on nous interdirait d’ouvrir, et dont l’ouverture deviendrait notre unique obsession…