Quand on connaît l’influence de la mythologie chinoise sur l’œuvre du groupe-nébuleuse de hip-hop Wu-Tang Clan, on ne s’étonne qu’à moitié — et on s’offusque encore moins — que son leader, Robert Diggs dit RZA, pas étranger au milieu du cinéma, s’essaie à la réalisation de films avec un pastiche de wuxia pian. Dommage que dans le ratage qui en résulte, sa gourmandise d’un genre ait visiblement été trop récupérée et cadrée pour pouvoir être partagée.
Il faut dire que les débuts de cinéaste geek de RZA sont tombés sous le parrainage le plus dangereux qui soit : celui du geek en chef auto-proclamé et officialisé par les festivals, Quentin Tarantino, auteur d’un Kill Bill dont le rappeur avait participé à la musique et dont les emprunts aux films d’arts martiaux asiatiques laissaient à désirer. Si le remixeur de Knoxville se contente de « présenter » le film (c’est-à-dire mettre son nom sur l’affiche tel un label, comme Stephen King sur les couvertures de thrillers en mal de pub), son nouveau comparse Eli Roth — réalisateur de Hostel et « Ours juif » d’Inglourious Basterds — coproduit et coécrit : la brigade du postmodernisme ricanant est bel et bien dans la place. Néanmoins, un bon espoir subsistait de ne pas voir la sincérité cinéphage du « jeune » réalisateur crouler sous la pose. La première raison, un peu bête il est vrai, en est que RZA n’est tout simplement pas Tarantino : il n’a aucun statut de « gardien du temple » du cinéma bis à faire valoir, ni de virtuosité technique à appliquer avec suffisance, son intention d’hommage s’avance avec la dégaine de l’amateur plus ou moins éclairé et bien sincère.
Wuxia pian de synthèse
Du coup, on est a priori prêt à beaucoup pardonner à cet amateur-là — à commencer par son approche brouillonne, superficielle, voire assez désinvolte du genre. Les prémisses du film ne ressemblent à rien d’autre qu’à l’image entretenue par la musique de son auteur : celle d’un rappeur américain imprégné de culture du kung-fu. Soit donc un bourg de la Chine médiévale ayant pour nom Jungle Village, où on parle anglais avec des bouts de cantonais, et où se croisent un forgeron noir (RZA himself), un valeureux guerrier (Rick Yune) à l’armure truffée de lames rétractables et un mercenaire britannique (Russell Crowe) au passé aussi mystérieux que son appétit de prostituées est grand et sa dague-pistolet bien affûtée, dans un contexte de guerre de factions catalysée autour d’un chargement d’or impérial. L’intrigue est si lâche qu’elle sert à peine de prétexte acceptable à l’enfilade de combats qui donne au film sa colonne vertébrale — combats certes remarquablement réglés (par l’inusable Corey Yuen), mais filmés mollement, sans aucune conscience de leurs enjeux physiques et esthétiques (ce qui maintient RZA à la traîne des plus mauvais de ses modèles hongkongais), et « customisés » par des effets graphiques de gore rappelant par moments un Ninja Assassin d’atroce mémoire (où s’illustra par ailleurs Rick Yune).
Ajoutons ici et là quelques pincées de figures imposées d’hommage (générique imitant ceux de la Shaw Brothers comme s’ils étaient extraits de mauvaises copies, quelques acteurs emblématiques comme Gordon Liu, et même la chanson du début de The Killer), enrobons de musique « East Coast » (encore le travail de RZA) : le tout ressemble dangereusement à une application en long métrage de la désinvolture qui a présidé aux mauvais simulacres de « film de sabre » de Kill Bill (la présence de Lucy Liu en autre chef de bande impavide n’aide pas). Pourtant, si on sait qu’on ne trouvera pas là un wuxia pian consistant, on n’en voudrait pas moins aimer l’ersatz déglingué de fan-boy qui en est fait ici, apprécier la sincérité qu’on lui suppose, espérer qu’au fil du décalque quelque étincelle va se produire. On voudrait y croire, malgré tout.
L’homme aux poings vides
C’est cependant peine perdue, et ce dès qu’on se prend à douter que les participants à cette mascarade y croient, eux. L’indice le plus évident, et le plus envahissant au fil du film, est le jeu uniformément atone de l’ensemble des acteurs, qui parviennent à ne pas montrer la moindre expression convaincante en faisant acte de présence à l’écran, comptant exclusivement sur la « coolitude » de leur texte qu’on devine inspiré de fleurons du genre — ce qui devient franchement embarrassant dans les moments où ce texte tutoie l’ineptie. Une telle carence, hélas permanente et pas aidée par un cinéaste peu inspiré, fait que plus le film avance et déploie son programme d’hommage, moins on le sent habité et motivé pour concrétiser ses intentions, et plus le préjugé de sincérité s’émousse. Jusqu’au coup fatal porté au moment de filmer les derniers combats : estimant sans doute que son film manquait de punch visuel, RZA choisit soudain d’user et d’abuser des split-screens décoratifs, les divisions de l’écran ne faisant que rendre illisible une action déjà brouillée par l’approximation de la mise en scène. Et l’acte de déférence programmé de devenir alors ce qu’il menaçait d’être depuis le début : un objet clinquant et auto-satisfait, plus soucieux de sa façade « classe » que de son respect réel pour l’objet de son hommage de (mauvais) élève. Et nous de ne pas avoir fini de dire tout le mal qu’une cinéphilie trop distante et centrée sur elle-même peut faire à la mémoire du cinéma, même bis.