Étrange expérience que celle de voir un film passionnant en puissance passer à côté de lui-même. Inglourious Basterds promettait d’être aussi riche d’un point de vue théorique que scandaleusement jouissif. Mais de l’attirail habituel de son fourbe et virtuose réalisateur, il hérite du pire (le recyclage postmoderne à tout va, le morceau de bravoure permanent) sans le meilleur (la capacité à obtenir de ce recyclage à plein régime des objets fascinants d’intensité et dénués de cynisme, parfois même émouvants). Sans compter que plusieurs veines filmiques s’y côtoient sans jamais produire d’étincelles. Un vrai film bâtard, en somme.
C’est une évidence, mais il n’est jamais inutile de le rappeler : qu’un film présente tous les signes extérieurs de l’œuvre d’un « auteur » (un « univers », des « obsessions » thématiques et stylistiques identifiables) tout en témoignant d’une « évolution » par rapport à ses prédécesseurs (nouvelles déclinaisons des obsessions, déplacement de l’univers vers des territoires inconnus) lui assure au mieux un inconscient qui enrichit sa vision, au pire une grille de lecture, mais ne garantit en rien son importance réelle. Il lui faut un peu plus que cela : d’abord un nœud, le point d’équilibre d’un dialogue pertinent avec le réel ; et puis un souterrain qui gronde, une âme qui vibre, un cœur qui bat. Toutes choses qui font cruellement défaut à Inglourious Basterds.
Entre autres marottes tarantiniennes, le film redéploie et renouvelle indubitablement la plus intéressante : le langage, ses puissances, ses faiblesses – ce qu’a parfaitement démontré notre enthousiaste confrère à son retour de Cannes. Comme toujours chez Tarantino, on nomme les choses, on les classe, on met les autres en boîte, on temporise, on tend des pièges… Nouveauté, et pas des moindres : on parle plusieurs langues. La guerre se pratique autant – sinon plus – avec les mots qu’avec les armes ; les mots eux-mêmes sont des armes et des boucliers, leur prononciation peut s’avérer tendon d’Achille. A priori, tout pour exciter. Problème : si Tarantino utilise le passage d’une langue à l’autre avec une malice et une intelligence indéniables, diriger des acteurs étrangers le rend légèrement pataud, et le tour de force préoccupé par sa propre mécanique prend ici le pas sur la nécessité. Ne subsiste qu’un festival de bavardages et de gesticulations mis en scène avec une application des plus ennuyeuses. On a l’impression de voir un gamin faire joujou avec des figurines, parler à leur place dans des conversations interminables avant de les balancer les unes sur les autres, sans qu’on soit touché un seul instant par le spectacle de son contentement ludique.
Boulevard de la mort, de loin le meilleur film de son auteur, tirait sa force de son absolue cohérence et de la frontalité avec laquelle il embrassait la question de la libido. Du fétichisme des pieds et du popotin au choc du métal sur les corps, il n’était question que de ça : prendre son pied – mais par tout autre moyen que la pénétration, en jouissant de différer la jouissance. Le langage y participait de plain-pied, qui étalait jusqu’à l’asphyxie sa dimension violemment voluptueuse. Plus précisément, tout s’organisait autour de l’érotique de l’affrontement. Dérivatifs de l’acte sexuel, les conversations truffées de vannes ressemblaient à des courses de bagnoles, et vice-versa. À ce titre, la réalisation de control freak s’avérait particulièrement efficiente, tout entière habitée par le plaisir des couleurs, des gestes, des attitudes.
Quoiqu’identiquement filmé au cordeau, Inglourious Basterds souffre a contrario d’éparpillement. Un éparpillement duquel Tarantino, dont le dilettantisme narratif paie à l’occasion, ne parvient pas à tirer un principe formel opérant : les fils narratifs qu’il tente de faire tenir ensemble ne reposent pas sur les mêmes codes et, pour une fois, il les maîtrise très inégalement. N’est donc pas en cause la notion même, a priori stimulante, d’hétérogénéité, mais bien la matière même. Les joutes verbales (où s’illustre entre autres le très professionnel Christoph Waltz en chasseur de Juifs polyglotte) sont un peu trop satisfaites de leur parfait rodage. Le badass movie (porté par un Brad Pitt cabotin), pas assez excessif et grotesque en soi, l’est sans doute trop au regard du contexte. Car ce qui s’annonçait comme une explosive réécriture de l’Histoire est sérieusement miné par l’approche très sage et quasi réaliste du fade personnage de Shoshanna Dreyfus (Mélanie Laurent, pas mauvaise mais appartenant à un autre film).
Rater son personnage féminin, voilà qui est inhabituel chez Tarantino, et pour le moins rédhibitoire. De la vengeance, autre motif sien par excellence, le cinéaste réussit à moitié la déclinaison impertinente (le commando juif débarquant en Europe pour scalper du nazi) et rate aux trois-quarts la version individuelle (Shoshanna faisant payer le massacre de sa famille). Cette dernière donne lieu, il est vrai, à un moment magnifique, lorsque la projection d’un visage en gros plan sur un nuage de nitrate fait danser un spectre vengeur, poignant et terrifiant. Belle idée, à la fois naïve et puissante : c’est par le cinéma lui-même que s’opère la vengeance contre le mal. Sauf que, pour le meilleur et pour le pire, le bien et le mal ne sont pas des notions avec lesquelles Tarantino est très à l’aise. Et se frottant ici aux bons sentiments avec un sérieux des plus maladroits – le racisme et l’antisémitisme, c’est pas bien –, il se plante en beauté, comme dans les scènes calamiteuses entre Shoshanna et son petit ami noir.
En fait, comme si le fait d’avoir porté trop longtemps ce projet avait vidé Tarantino de désir, d’énergie, de lucidité, il passe à côté de pas mal d’enjeux décisifs, de sorte qu’on ne sait pas trop ce que le film problématise. Son erreur fondamentale : ne pas creuser jusqu’à l’assomption la dimension théâtrale de son film, lors même qu’il le découpe en cinq actes (improprement qualifiés de « chapitres ») respectant assez souvent l’unité de lieu et de temps, et qu’il n’est question que de la guerre comme théâtre. Le parallèle avec Lubitsch aurait été inévitable, mais l’insolente ambition de jouer avec le cours de l’Histoire y aurait sans doute gagné en vigueur.
Ainsi donc : pas assez de croyance dans le premier degré, pas assez de mordant dans le second. Et quelques moments proprement atroces, comme la séquence de maquillage sur fond de David Bowie ou le combat à mort de deux jeunes gens enrobé de musique morriconienne. Un peu comme Burton, Tarantino est devenu le metteur en images proprettes d’une parodie dévitalisée de son cinéma.