Ils ont le poil parfois un peu long, la plume qui gratte et se prennent pour des (demi) dieux. C’est normal(e) (pas toujours Sup’) : Emmanuel Bourdieu nous promène dans les couloirs de la Sorbonne et conte les relations ambiguës et mensongères entre des étudiants de Lettres. Tout auréolé de gloire à Cannes, le film a été couvert de prix. Saluons la densité dramatique d’un film teinté de nostalgie et de cynisme, qui refuse de se soumettre aux lois d’un genre.
Allez, ne nous gaussons pas de la mauvaise foi de certains critiques. Emmanuel Bourdieu est le fils de Pierre Bourdieu. Oui, et alors ? C’est bien aisé de faire un film avec un nom pareil. Au risque de déplaire à certains et à ceux qui ont la fâcheuse tendance à juger l’auteur plutôt que l’œuvre, Les Amitiés maléfiques n’est pas un film prétentieux. Si son sujet convoque un microcosme intellectuel, parisien, bourgeois et clos, un monde où l’élitisme et l’amour précieux de la langue française sont de rigueur, le traitement opéré par le cinéaste et les parti pris de mis en scène surprennent. En année de maîtrise de Lettres à la Sorbonne, André (Thibault Vinçon) joue au mentor avec ses petits camarades qui lui vouent une admiration mêlée de fascination. Véritable metteur en scène, André manie avec brio la fiction, le mensonge et l’illusion, sait raconter des histoires sans être capable de vivre la sienne. Provocateur, donneur de leçons, il pousse ses deux amis (Malik Zidi et Alexandre Steiger) à bout, les forçant à endosser les rôles de comédien et d’écrivain. Dans ce petit monde littéraire où la vie imaginée et la fiction l’emportent sur la triste grisaille du quotidien, les personnages jouent leurs rôles de pantins, sont des poseurs et dialoguent comme s’ils évoluaient dans un cercle mondain animé par la marquise de Pompadour. Théâtralisation excessive et agaçante ? Sans doute.
Mais, le film d’Emmanuel Bourdieu prend des détours inattendus lorsque l’intrigue se voile de mystère et délaisse un instant le petit jeu littéraire pour se perdre dans les méandres du thriller, sans jamais totalement adhérer aux codes du genre. Ces jeux de jeunes adultes, en proie à des régressions adolescentes, dramatisés à l’excès mais rehaussés de cynisme introduisent un doute légèrement vacillant et renvoient le film à ses propres interrogations : qu’est-ce que la fiction ? Quelle est la part de manipulation dans la représentation fantasmée et idéalisée que l’on se fait d’un être ? Jusqu’à quel point, l’acceptation d’un discours construit sur du néant est-elle envisageable ? Entre deux scènes dialoguées, les choix musicaux dramatisent certains plans et suggèrent un mystère ambiant.
Face à l’omniprésence dévorante et vampirique du personnage principal, la finesse de jeu de certains rôles secondaires ne les réduit pas à de pâles figures. Malik Zidi joue brillamment de ses contradictions, oscillant entre l’admiration muette et la passivité mêlée de distance. Dominique Blanc est mordante et débordante de cynisme. Face à eux, Thibault Vinçon, odieux et génial André, gangrène cet entourage jusqu’à un paradoxe ultime : l’accomplissement de ses camarades peut être aussi leur dépersonnalisation.
« Écrire est une imposture », l’écriture est une maladie. Dans Les Amitiés maléfiques, tout le monde écrit. L’écriture est-elle pour autant le centre de gravité du film ? Moins qu’un centre, elle est un « pré-texte », la toile qui permet de nouer et de structurer les relations des personnages entre eux : une lettre d’amour brûlée dans une boîte aux lettres, un mémoire de maîtrise, une dédicace, une nouvelle écrite à l’ordinateur sont autant de tentatives illusoires et avortées de communiquer, de dénouer le mensonge qui flatte les petits ego. De l’écriture, il ne reste qu’un titre de livre, quelques applaudissements, une dédicace, une lettre brûlée, un papier oublié à une table de café, un mémoire à réécrire, une nouvelle placée à la corbeille de l’ordinateur. Même jetée, la nouvelle écrite par Marguerite (Natacha Régnier), si mauvaise soit-elle, est là, cachée dans la mémoire de l’ordinateur. Elle réapparaît sous une autre forme, est à recomposer, à reconstruire. Finalement, c’est un peu ce travail construction et de déconstruction qui est à l’œuvre : les personnages se sont forgé une image idéalisée d’un de leurs camarades, ils vont apprendre à se séparer de cette image, à détruire cette représentation. Ils apprennent à grandir.