Derrière un titre trompeur qui pourrait être celui d’un documentaire à vocation sociologique se cache un des longs métrages de fiction les plus célèbres du cinéma latino-américain. Produit en 1968, Mémoires du sous-développement est encore aujourd’hui une référence majeure du cinéma cubain. L’errance existentielle et amoureuse de Sergio, un intellectuel hédoniste et velléitaire, dans les rues de La Havane est le prétexte à une réflexion sur le devenir d’une société qui s’est fixée un programme ambitieux – la révolution, rien de moins… – mais qui est peut-être au-dessus de ses moyens. Cette errance dans les souvenirs et dans la conscience politique d’un nanti qui refuse de quitter son pays est située dans un de ces « moments terribles » où Cuba était le centre du monde : le fiasco américain du débarquement dans la baie des cochons a eu lieu quelques mois plus tôt, en 1961, et les journaux du matin, dans les dernières images du film, font leurs gros titres sur la crise des missiles, en octobre 1962. 1962, c’est aussi l’année où les États-Unis décrètent un embargo sur l’île castriste, qui va peu à peu devenir le double symbole de la résistance à l’impérialisme américain et de la guerre froide : voilà pour l’époque, que quelques années décisives séparent toutefois du tournage. Quant au décor de ce chef‑d’œuvre où tout est politique, mais qui ne soumet jamais sa manière au « film de propagande » qu’il n’est pas, il est solaire et indolent, il s’attache aux objets d’un monde qui disparaît, celui de l’île du luxe et des plaisirs, et donne aussi à ce portrait d’un « bourgeois-bohême » latino les airs d’un Huit et demi caribéen.
La Nausée
Au sens propre, il s’agit donc de « mémoires », c’est-à-dire du récit, au jour le jour, d’événements dont un personnage est le témoin. D’autres mémoires célèbres, ceux de Casanova par exemple, mêlent le récit intime à la chronique d’une époque en voie d’extinction, tuée déjà par une révolution ; le mot « mémoires » n’est évidemment pas choisi par hasard par Gutiérrez Alea, qui dresse le portrait d’un don Juan de La Havane partagé entre ses souvenirs, les renoncements de sa caste (les plus aisés font pour la plupart le choix de quitter l’île trois ans après la chute de Battista) et les rêves d’un changement, personnel autant que social et politique. Pourtant ce film d’une grande richesse formelle, traversé de superbes moments d’introspection où la violence et les contradictions de l’histoire cubaine surgissent sans crier gare, n’a rien du récit conventionnel du protagoniste qui traverse les remous de son temps, pas plus qu’il n’épouse les conventions d’une avant-garde « de gauche ». Loin de l’illusoire modèle d’un homme nouveau cubain, pétri de bonne conscience socialiste et d’anti-américanisme, l’homme sans qualité de Gutiérrez Alea n’est ni un nostalgique ni un apôtre de la révolution. Plus proche de Roquentin que du « Che », Sergio baille aux corneilles et promène son indécision sur les boulevards, comme le ferait un Européen dans un roman de Sartre ou de Musil. C’est un homme de peu de foi : s’il refuse de quitter Cuba pour des motifs personnels assez mous (il rêve d’écrire), la vraie raison est ailleurs, dans cette vacance qui lui permet de déambuler au petit bonheur dans la ville, sans projet, sans objet, et de penser le monde qui l’entoure, celui de cette île aux prises avec sa propre indétermination et avec les obstacles qu’elle doit dépasser pour réussir sa révolution.
Agit-prop
Mémoires du sous-développement fut le premier film de la république castriste à être diffusé aux États-Unis en 1973. C’est l’œuvre d’un cinéaste formé en Italie, qui a commencé sa carrière en révolutionnaire convaincu (Histoires de la révolution, 1960), co-fondé l’institut cubain du cinéma (le fameux « ICAIC »), connu un précédent succès public avec une comédie grinçante et hilarante sur les travers de la bureaucratie (Mort d’un bureaucrate, 1966) avant de réaliser ce film, nouveau succès public malgré l’ambiguïté de son regard sur la révolution. Son auteur, Tomás « Titón » Gutiérrez Alea, réalisera 25 ans plus tard une comédie mélodramatique très critique envers le régime, et un merveilleux film sur les conflits du désir, de la réalité et de l’idéal : Fraise et chocolat fera le tour du monde en 1994. On peut s’interroger sur l’identification d’un peuple, celui de La Havane en 1968, avec ce jouisseur contrarié par sa culture et sa lucidité, et sur la tolérance du régime face à ce portrait d’un trentenaire désabusé qui dresse le constat d’une révolution non pas loupée mais inaboutie (« Je suis révolutionnaire, je ne suis rien », ira-t-il jusqu’à prononcer). Gutiérrez Alea récupère en 1968 le thème du « sous-développement » de la société cubaine, que Castro développe de diatribes en discours depuis peu, et problématise quelques-unes des questions idéologiques posées par la révolution cubaine (le néo-colonialisme, la justice…). Il le fait en outre en 1968, c’est-à-dire à une heure de forte crispation idéologique de la part du régime (qui soutient la répression russe du Printemps de Prague, s’aliénant la sympathie des intellectuels). D’aucuns, au sujet de cette œuvre ambiguë, n’ont pas hésité à parler d’ « agit-prop » de la part d’un cinéaste qui reprend à son compte les thèses castristes les plus en vogue, voire carrément de « film institutionnel ». Or ces Mémoires du sous-développement, si elles sont habiles, sont surtout d’une troublante honnêteté : le pionnier d’un cinéma nouveau et autrefois dogmatique, le cinéaste populaire qui avait attiré les foules de habaneros devant les écrans deux ans plus tôt invite tout le peuple cubain à jeter un regard lucide sur une révolution qui pourrait ne rester que ce qu’elle est, c’est-à-dire un rêve.
Nouvelle vague
Dès le générique, enflammé d’une musique caribéenne tonitruante et grave, Mémoires du sous-développement affirme une liberté formelle que tout le film défend avec un aplomb aussi léger que profondément déterminé. Retours brusques dans le passé, pénétration constante de l’histoire intime avec les événements qu’a connus Cuba, chronique en voix off d’un présent décevant, images d’archives, mélange conflictuel entre la représentation de la guerre et de la torture et celle d’une vie luxueuse et mondaine… : les procédés d’un cinéma quasi expérimental constituent l’élément le plus remarquable de cet essai cinématographique dont le flux inconstant, la non-linéarité et la conscience de sa puissance réflexive font penser aux meilleures réalisations de la Nouvelle Vague. Godard, Antonioni, Resnais — ce dernier furtivement cité au détour d’un plan — ne sont pas loin dans cet exercice à la fois stylisé, réfléchi et sincère, qui confirme la grande personnalité artistique de son auteur.