Avec ce film tourné en 2003 — avant qu’il n’envoie un Elijah Wood vampire promener son gothisme kitsch dans un des sketches de Paris, je t’aime — le Canadien Vincenzo Natali récidive dans la série B fantastique, conceptuelle et vaguement moraliste, où ses précédents essais (Cube, Cypher) ont trouvé leur fan-club et suscité un petit culte pour cet ancien storyboarder. La formule commence à se faire voir. Un titre en un seul mot à connotation mathématique. Un décor-personnage au diapason (design bon marché et métaphore limpide). Et pour faire moins pauvre, une petite morale bateau sur la communauté et l’aliénation sociale. Ici, un indice en bonus pour les étourdis qui croiraient regarder une fiction ordinaire : les personnages portent les prénoms de leurs interprètes, accessoire prisé du film à concept.
« Trampoline »
Dave et Andrew, donc, sont les meilleurs amis du monde. Une amitié aux fondations douteuses, tout de même : plutôt une alliance pour la survie de deux sympathiques losers pour le moins dissemblables, l’un aussi extraverti et hâbleur que l’autre est renfermé et terrorisé par l’extérieur. Un jour où la conjoncture astrale devait être vraiment mauvaise, les deux hommes sont victimes d’accusations à tort dans des circonstances assez ahurissantes, tandis que leur vénérable maison coincée entre deux bretelles d’autoroute est menacée de démolition. Au moment où policiers et pelleteuses s’apprêtent à investir à l’unisson leur repaire, eux et la bicoque se voient projetés dans une autre dimension, le Néant. Après le labyrinthe-prison cubique et la mégalopole cyberpunk aux couleurs ternes, voici donc un nouveau décor de nature éminemment métaphorique… ou plutôt, ce coup-ci, un non-décor : rigoureusement blanc et vide, sans limites, où la seule chose tangible est le sol invisible et élastique sur lequel on peut sauter comme sur un trampoline.
Ledit trampoline invisible, justement, laisse deviner le niveau du spectacle que nous réserve le nouveau film de Natali. Comme toujours chez lui — même dans Cypher qui marchait sur les plates-bandes de Matrix — la sophistication conceptuelle du projet n’est qu’un prétexte à l’exploration d’un immense terrain de jeu, privilégiant les enjeux ludiques des situations par-dessus tous les autres. Le jeu ici est particulièrement régressif, la vacuité du monde que découvrent les compères leur permettant de recréer à deux un microcosme social du niveau d’une cour de récréation. On y trace les chemins comme le Petit Poucet, on marque son territoire (à l’urine s’il le faut), on tranche les disputes par des duels sur console de jeu… Mais le must, c’est d’exercer à volonté ce pouvoir qu’on s’est découvert, si primaire que le commun ose à peine en rêver : faire disparaître par la pensée toute gêne physique ou mentale, des intrus jusqu’aux souvenirs douloureux. Tout cela en tâchant de ne pas se prendre au sérieux plus que de raison car, plus que la conclusion attendue sur la fragilité d’une amitié déjà chancelante face à l’exercice du pouvoir sans entraves, la morale qui prévaut dans ce film est qu’on s’éclate beaucoup plus dans cet univers rendu virtuel que dans le monde réel qu’on connaît.
« À volonté »
Natali s’amuse beaucoup, lui aussi, du mieux qu’il peut. L’ancien storyboarder qu’il est consacre toute son énergie à exploiter — médiocrement — les enjeux graphiques posés par le décor inédit et les effets spéciaux, quitte à en créer d’autres à coups de saillies stylistiques sorties d’on ne sait où (la scène de l’assaut sur la bicoque laisse songeur). Sa mise en scène, où seuls comptent l’effet visuel de cartoon de toute action dans cet environnement et la touche fun qui en découle, en vient à désincarner pratiquement tout ce qu’elle touche, le réduisant à une entité virtuelle malléable à merci. Maison, corps humains, pensées, jusqu’au soupçon de noirceur et de moralisme que Natali tente mollement d’insuffler au film pour mieux se rétracter ensuite : tout ici perd de sa tangibilité, donc de son importance. Au fond, cette approche s’accorde parfaitement avec la préférence de ses personnages pour un monde fantasmé, pour le jeu simplet des manipulations à volonté qu’on ne peut exercer dans la réalité qui d’ailleurs leur est hostile et les effraie.
C’est dans cette adhésion que le bât blesse le plus : le sentiment que le cinéaste, par insouciance ou par complaisance, souscrit sans réserve aux préjugés les plus pathétiques de ses personnages. Le pire n’est même pas leur isolationnisme forcené, leur rejet rageur du réel, qui jette d’ailleurs un éclairage dubitatif sur le reste de la filmographie de Natali, consacrée à des univers graphiques de conception simpliste et d’identification immédiate. Dans Nothing en particulier, l’inconséquence de Natali face aux enjeux autres que visuels implique l’acquiescement à tous les relents douteux charriés par les aventures de ses losers : puérilité des enjeux, misogynie rampante (devinez par la faute de qui les compères se retrouvent dans cette galère ?), hystérie arbitraire des comportements, originalité gratuite et encombrante. Avec ou sans couleurs, triste univers que celui-ci.