En prenant comme emblème de son anthologie un cabinet de curiosités où sont entreposés d’étranges artefacts liés chacun à une petite histoire fantastique, Guillermo del Toro remet au goût du jour la forme de la nouvelle horrifique, en particulier telle que pratiquée par H.P. Lovecraft, l’une des figures tutélaires de la série. Au sortir d’une décennie de cinéma d’horreur gentrifié et miné par les films boursouflés de ce qu’une partie de la presse anglo-saxonne a baptisé la « elevated horror », cette perspective est pour le moins rafraîchissante : la brièveté et le goût de la chute qui caractérisent ce genre littéraire permettent de renouer avec une peur plus directe et immédiate. Dans le sillage des anthologies du genre (on pense à La Quatrième dimension ou aux Contes de la crypte), le cinéaste mexicain introduit lui-même chaque épisode en ouvrant un tiroir dans lequel se trouve une poignée d’objets hétéroclites, d’un jeu de clefs à une invitation cartonnée. S’ensuivent des intrigues rudimentaires qui reposent, le plus souvent, sur un éventail assez restreint de situations et de protagonistes (pénétrer le nid d’une entité démoniaque, assister à un rituel ésotérique, etc.). On pourrait en l’occurrence parler de primitive horror, car c’est bien une peur élémentaire que ménage à son meilleur Le Cabinet de curiosités : celle que produit le simple mais définitif surgissement d’une monstruosité. Véritable synthèse de la série (dans la pure tradition du pilot), le premier épisode, Le Lot 36, se consacre exemplairement à la découverte de différents artefacts à l’intérieur d’une cave abandonnée, avant de conduire à l’apparition d’un monstre puis à l’extinction, littérale, de la lumière.
Lovecraft halluciné
Ouvrir une boîte ou un passage pour laisser s’échapper un monstre et sombrer dans le noir, au risque d’y perdre la vie ou la raison : cinq épisodes sur huit s’inspirent explicitement des nouvelles de Lovecraft, de son imaginaire, de ses effets comme de ses situations, lorsqu’ils n’ambitionnent pas d’adapter directement les textes du reclus de Providence. C’est le cas de l’épisode 5, Le Modèle, et de l’épisode 6, Cauchemars de passage, deux segments qui comptent hélas parmi les plus mauvais de l’ensemble dans la mesure où, tout en prenant de grandes libertés par rapport à leur matière première, ils se concentrent sur la dimension la plus psychologique, voire psychanalytique, des récits lovecraftiens. Un jeune peintre sombre dans la paranoïa après avoir découvert un tableau hideux dans Le Modèle (adapté du Modèle de Pickman), tandis qu’un homme miséreux et obsessionnel refuse faire le deuil de sa sœur dans Cauchemars de passage (qui porte à l’écran La Maison de la sorcière). Nous l’évoquions, en septembre 2020, dans un dossier consacré aux rapports entre sa littérature et le cinéma : les films qui s’imprègnent avec le plus de finesse de l’esprit de Lovecraft sont rarement des adaptations de ses textes. Pour donner chair à son œuvre, hantée par l’infigurable, il est souvent judicieux d’emprunter un chemin de traverse. Le Cabinet de curiosités confirme cette tendance. Le deuxième épisode, Rats de cimetière, évoque entre autres Les Rats dans les murs, mais reprend davantage l’esprit des magazines pulp que la lettre des textes lovecraftiens (l’épisode est adapté d’une nouvelle d’Henry Kuttner, l’un des disciples de Lovecraft). Réalisé par Vincenzo Natali, le réalisateur de Cube dont il reprend l’idée d’un labyrinthe sans issue, l’épisode se présente comme un terrain de jeu grâce auquel l’horreur lovecraftienne est approchée avec légèreté, sans le poids trop écrasant d’une adaptation directe. En suivant les mésaventures d’un pilleur de tombes traqué par une armée de rats à l’intérieur de galeries souterraines, le récit suit, comme dans Les Montagnes hallucinées, une dynamique d’escalade menant droit vers un « pandémonium vertigineux de sons détestables ». Une première monstruosité (les rats) en cache une autre (un rongeur géant), puis une autre (un mort-vivant), le personnage se retrouvant peu à peu cerné de tous les côtés, contraint d’escalader une dernière paroi en guise d’aller-simple vers la lumière et la mort – suivant une pure trajectoire lovecraftienne, où l’avidité pécuniaire aurait remplacé la curiosité maladive des chercheurs de la Miskatonic University.
L’ombre de Lovecraft plane aussi sur l’un des épisodes les plus accomplis du Cabinet, L’Autopsie, où David Prior donne forme, dès l’introduction, à la dimension cosmique de l’horreur lovecraftienne en raccordant numériquement une toile d’araignée, le ciel étoilé et les parois d’une caverne. La connexion s’avère fertile, d’autant qu’elle est suivie d’un long récit enchâssé, strié de flashbacks, où la plupart des raccords semblent guidés par une logique de dissémination et de perméabilité entre les espaces et les temporalités. Prior joue avec les échelles et les strates narratives pour figurer l’idée, sous-jacente chez Lovecraft, d’une dispersion temporelle et spatiale de l’horreur, qui risque de s’étendre à la manière d’une toile d’araignée pour recouvrir le monde des vivants et le mener à sa perte. L’épisode raconte l’arrivée d’un médecin légiste dans une bourgade américaine, appelé par le shérif local pour mener une série d’autopsies sur les cadavres de plusieurs mineurs décédés à la suite d’une explosion inexpliquée. Avec un plaisir non dissimulé pour l’exhibition, en gros plan, de la chair éviscérée et des ossements sciés sur la table d’opération, Prior conjugue cosmic horror et body horror, la dissection minutieuse des dépouilles mettant en lumière la monstruosité cachée à l’intérieur de tout être humain. L’une des autopsies révélera toutefois la présence effective d’une entité extraterrestre qui menace verbalement de prendre possession du coroner. Cette découverte accouche au moins d’une scène géniale, qui n’est pas sans évoquer l’ouverture de Prometheus : par l’entremise d’un zoom pénétrant la chair de la victime, l’espace intersidéral d’où provient l’entité se matérialise dans le corps du médecin légiste, transformé en un champ de bataille où s’affrontent de puissantes forces cosmogoniques. Les tissus cellulaires du médecin y deviennent des paysages monstrueux et cyclopéens – comme des montagnes hallucinées à l’échelle moléculaire.
Des monstres et démonstrations
Mise en scène dans le générique, l’esthétique du cabinet de curiosités qui préside à l’ensemble de la série s’accompagne d’une logique d’exposition propre aux musées ou aux centres d’art contemporain. Comme en témoignent les figurines en bois, taillées à l’effigie des cinéastes, que présente Del Toro au début de chaque épisode, le principe de l’anthologie s’apparente également à celui d’un showcase pour les différentes signatures qui s’y expriment. Il s’agit pour elles de s’intégrer à un groupe, en épousant la ligne insufflée par le réalisateur de Nightmare Alley, mais aussi quelque part de se distinguer par le jeu inévitable de la comparaison à laquelle invite le découpage épisodique. D’où que le format permette aussi de livrer de véritables exercices de style. Il en va ainsi, plus particulièrement, de deux épisodes : La Prison des apparences d’Ana Lily Amirpour et L’Exposition de Panos Cosmatos, dont les titres respectifs en disent déjà long sur leur horizon muséal, voire performatif. Le premier compte parmi les plus longs de l’anthologie (plus d’une heure) et suit la transformation physique de Stacy, une jeune taxidermiste qui, complexée par son apparence, rêve d’entrer dans le moule d’une féminité hégémonique et normative dont la privent ses traits disgracieux, sa silhouette frêle et ses yeux globuleux. Pour atteindre son objectif, elle finit par fusionner avec un double monstrueux, uniquement constitué de la matière visqueuse d’une crème de beauté, après avoir assassiné puis empaillé son mari. Cet épisode très tape-à‑l’œil, où l’étrangeté tient davantage à une imagerie farfelue (courtes focales, plans débullés, bande-son dissonante) qu’à de véritables dérèglements plastiques (c’était déjà la limite de The Bad Batch, l’un des films précédents d’Amirpour), se conclut de manière tout à fait symptomatique. Devenue celle qu’elle rêvait d’être, Stacey s’exhibe sous son meilleur jour devant ses collègues, qui parlent à son sujet d’un « mirage », avant de s’élever littéralement vers le ciel lors d’un travelling vertical surlignant la détresse intérieure, mâtinée de jouissance, de cette femme elevated qui reste malgré tout piégée parmi les apparences.
Comme La Prison des apparences, L’Exposition de Panos Cosmatos dénote avec le reste de la série. Dans la lignée de Mandy, le cinéaste canadien présente son épisode comme un trip au sens propre comme figuré : l’épisode voit différents protagonistes embarquer dans un fourgon en direction d’une soirée dont la destination leur est inconnue, avant que le générique s’inscrive, sur fond de musique électronique, en superposition d’une prise d’héroïne. À leur arrivée, ils découvrent un édifice aux dimensions improbables, dont l’intérieur ressemble à s’y méprendre à celui d’un vaisseau extraterrestre. Les trois quarts de l’épisode reposent ensuite sur une forme de grand préparatif : Lionel Lassiter, un homme richissime et décadent interprété par Peter « Robocop » Weller, confesse avoir réuni ses invités du soir afin de percer les mystères d’un artefact qui les attend dans la pièce d’à‑côté. Cosmatos semble avoir très bien compris en quoi le cinéma d’horreur se nourrit, pour mieux distiller ses effets, d’un sentiment d’attente et d’appréhension : les préliminaires durent ici à n’en plus finir, à mesure que les personnages consomment des drogues de plus en plus dures (tabac, alcool, marijuana, cocaïne, etc.) et conversent langoureusement sur l’art, la science et la société. L’attraction monstrueuse de l’épisode est alors autant l’entité alien qui finit bel et bien par apparaître que la mise en scène elle-même. Sans jamais s’en cacher, le cinéaste canadien jouit de ses flares exacerbés, de ses aberrations chromatiques et de ses décors majestueux qui dégoulinent de couleurs et de reflets étincelants, comme s’ils sortaient d’un film de Denis Villeneuve revisité par Bertrand Mandico (le résultat se situe quelque part entre Dune, Ultra Pulpe et Salomé de Carmelo Bene). Véritable démonstration de force, L’Exposition pourrait à ce titre tomber dans les travers de l’elevated horror, s’il n’avait pas pour principal mérite de revenir à une perspective fondamentale du cinéma d’horreur fantastique, à savoir montrer un monstre – en un mot (latin) : monstrare.
Spectres de Poe
Le dernier épisode du Cabinet, signé Jennifer Kent, se trouve aux antipodes de celui de Panos Cosmatos. Là où L’Exposition revendique une forme d’horreur ostentatoire, Murmuration adopte une approche plus modeste de l’épouvante, dans la veine gothique et proto-horrifique des nouvelles d’Edgar Allan Poe. En témoigne la modalité d’apparition des monstres chez Kent, qui se manifestent d’abord par la bande-son, à travers les inquiétantes lamentations qu’entend Nancy Bradley, une ornithologue occupée, avec son mari Edgar, à enregistrer les murmurations d’étourneaux. Isolé sur une île pour percer le mystère de ces chorégraphies aux atours quasi artistiques, le couple a élu domicile dans une maison hantée par les fantômes d’une mère et de son fils, morts tragiquement sur place. Nancy est cependant la seule à entendre, sur ses enregistrements sonores, la complainte des défunts, et reste meurtrie par le décès tragique de son propre enfant quelques mois plus tôt. Au départ liés par leur dispositif documentaire (Nancy capture le son, Edgar l’image), les époux voient leur union mise à rude épreuve, Kent figurant au sein du cadre la distance qui se creuse peu à peu entre l’image (Edgar) et le son (Nancy) – les deux ornithologues, désolidarisés, se tenant parfois à l’opposé l’un de l’autre.
Son et image se découplent ainsi à mesure que Nancy cherche à voir puis à entendre les murmures fantomatiques : des sons sans image se multiplient (les cris sur les bandes magnétiques, les pleurs d’un enfant hors champ, la voix d’un mari agacé sur un talkie-walkie) et les certitudes des personnages vacillent devant une série de visions silencieuses (des photographies accrochées sur les murs, une broderie énigmatique avec des étourneaux, la fin d’une conversation avec un voisin, qu’Edgar voit mais n’entend pas). Pour faire la paix avec ses démons, Nancy entrera à la fin de l’épisode en contact avec l’un des spectres, dans une scène poignante où, pour la première et la dernière fois, un visage d’enfant surgit en passant de l’ombre à la lumière. Il fallait sans doute qu’une image prenne forme puis s’éclipse sur-le-champ, à la manière des murmurations, pour commencer à accepter le silence déchirant d’une absence. Car si le cinéma d’horreur relève d’un art de l’apparition, ce n’est peut-être que pour conjurer son envers : la disparition.