Après avoir signé plusieurs petites séries B fantastiques froidement conceptuelles (Cube, Cypher, Nothing) et l’un des plus mauvais sketches de l’indigent Paris je t’aime, Vincenzo Natali réactualise avec Splice le mythe de Frankenstein. Le réalisateur canadien délaisse un sujet passionnant au profit du portrait plus convenu d’une famille dysfonctionnelle, et son film finit par ressembler à un catalogue complaisant de perversions larvées.
Les jeunes scientifiques Elsa Kast et Clive Nicoli vivent et travaillent ensemble depuis des années. À partir de l’ADN de divers animaux, ils ont créé Ginger et Fred, deux créatures de synthèse qui sécrètent de précieuses protéines à usage médical. Devenus des stars de l’ingénierie génétique, ils supportent mal que la firme pharmaceutique qui les emploie leur interdise de pousser plus avant leurs recherches. Elsa persuade alors Clive de passer outre, et de tenter une nouvelle expérience à partir d’un embryon humain.
Jusqu’au dernier quart d’heure qui renoue avec une horreur plus conventionnelle – avec jeune femme blonde fuyant le croquemitaine au cœur d’une forêt obscure et enneigée – Splice recourt peu aux scènes gore. Préférant jouer sur des terreurs plus viscérales, le film parvient à faire monter progressivement la tension chez le spectateur en jouant sur l’ambiguïté longtemps préservée du fruit de ce croisement contre-nature : faut-il avoir peur de lui, ou peur pour lui ? On est d’autant plus tenté de s’identifier à cet étrange hybride qu’il est interprété par des acteurs de chair et de sang au physique androgyne troublant… et que les deux autres personnages principaux semblent de leur côté prendre un malin plaisir à accumuler les choix absurdes et les comportements irrationnels, et ne sont sauvés que par la sympathie qu’inspirent leurs deux interprètes, Adrien Brody et Sarah Polley.
La mise en scène de Splice est soignée – peut-être trop : si le réalisateur a eu la bonne idée de recourir le moins possible aux effets spéciaux numériques, la photographie léchée de Tetsuo Nagata, le chef opérateur de La Môme, enferme l’image dans un glacis chic. Cette froideur, déjà caractéristique des films précédents de Vincenzo Natali, est ici à peine compensée par quelques visions dignes de David Cronenberg – comme ces créatures mi-étrons mi-pénis que sont Ginger et Fred.
La première partie du film joue, avec habileté, sur les peurs relatives aux manipulations du vivant. Ces peurs ne datent pas d’hier – elles sont même vieilles comme la science – mais elles semblent plus que jamais d’actualité : depuis 2007, les chercheurs britanniques sont ainsi autorisés à créer des hybrides homme-animal à des fins de recherche scientifique. Les embryons ainsi obtenus sont bien sûr détruits quelques semaines après leur création, mais l’idée qu’un moderne docteur Moreau serait aujourd’hui en mesure de peupler son île a de quoi faire froid dans le dos.
Sauf que le monde a changé depuis le XIXe siècle. La figure du savant fou, telle qu’elle fut immortalisée par Mary Shelley ou H.G. Wells, paraît aujourd’hui bien dépassée. Les périls technologiques, comme l’histoire du XXe siècle l’a douloureusement prouvé, ne viennent pas de démiurges mégalomanes, mais des puissances gouvernementales ou économiques qui instrumentalisent et orientent les recherches de leurs bataillons de scientifiques salariés, sans jamais s’embarrasser de considérations morales. Pourtant, dans Splice, la responsabilité de la multinationale est soigneusement évacuée : sa dirigeante (troublant sosie d’Ariane Ascaride) semble même longtemps porteuse de la voix de la raison. Le Mal naît d’expérimentations hasardeuses menées par des individus inconscients et plus ou moins bien intentionnés. Il y a là un net recul par rapport au cinéma fantastique des années 1960 et 70 qui intégraient les dangers de la science à un contexte social, économique, politique.
Au bout d’une demi-heure de métrage, il devient de toute façon évident que Vincenzo Natali et ses coscénaristes s’intéressent en réalité assez peu aux dilemmes bioéthiques. Le seul « message » du film – si l’on excepte une misanthropie devenue récurrente dans le cinéma d’horreur contemporain, selon lequel l’être humain est naturellement mauvais – c’est que la corruption est tapie au sein-même de la cellule familiale. La fable prospective, au potentiel passionnant, se mue ainsi en un thriller domestique plus convenu. Elsa puis Clive vont nouer une relation plus affective que froidement scientifique avec le produit de leur expérience. Crise d’adolescence, complexe d’Œdipe, rejet de la mère et désir du père (et vice-versa), maltraitance, inceste : toutes les névroses familiales vont être passées en revue, et exploitées jusqu’au malaise.
La volonté un peu trop évidente de jouer sur des thèmes pour le moins délicats nuit d’autant plus au film que leur traitement ne témoigne pas d’une grande subtilité ; certaines scènes, comme celle où Clive succombe à la tentation de l’interdit, n’ont aucune autre justification narrative que l’envie de choquer le spectateur ou, pire, de flatter ses bas instincts. Le film témoigne également d’une misogynie certaine. C’est Elsa/Ève qui pousse Clive/Adam à croquer le fruit défendu, et à trois reprises : en le convainquant de tenter l’expérience, puis de la concrétiser, puis de la poursuivre. Le « père », de son côté, a juste le tort d’être faible et influençable. Quant à « l’enfant », s’il est le fruit d’un mensonge originel et d’un instinct maternel dévoyé, sa nature est fondamentalement manipulatrice et violente… Le film reconduit ainsi une vision post-freudienne assez peu ragoûtante, selon laquelle l’enfant serait porteur de pulsions perverses qui en feraient l’initiateur ou le complice des violences qu’il subit – voir cette scène où la créature encore très jeune observe ses parents faire l’amour, et où le père remarque sa présence sans s’interrompre pour autant. La volonté transgressive de Vincenzo Natali l’amène ainsi à jouer avec les tabous (la confusion entre les rapports familiaux et sexuels) avec un mélange assez atterrant de roublardise et d’inconscience. Il est à craindre que ce pseudo-film d’anticipation ne passe cependant, aux yeux des amateurs du genre, pour une œuvre audacieuse et « subversive »…