Pendant tragique de La Vieille Dame indigne, Rude journée pour la Reine en reprend la spontanéité et l’humour jaillissant mais en surpasse le canevas faussement limpide : ce film à la construction circulaire et au montage cassant frôle sans cesse les frontières narratives qui séparent la vie de Jeanne de ses fantasmes, caressant ainsi l’idée que le cinéma serait peut-être le meilleur support pour faire sortir la fiction du réel, et le désir humain de mêler les deux.
Le chat et la souris
Jeanne, c’est Simone Signoret. Un brin vieillissante mais ayant gardé ses gambettes, prête à s’envoler et à affirmer sa puissance. C’est Sissi, Jackie Kennedy, Madame de Rênal et Mère Courage. Jeanne sait ce qu’elle voudrait être, Simone Signoret lui en donne la possibilité : elle est l’actrice caméléon capable de jouer la veuve éplorée et l’excitation sexuelle dans la même séquence, de forcer le trait tragique et de faire naître l’espoir d’une légèreté dans le même plan.
Après Sylvie dans La Vieille Dame indigne en 1965, c’est au tour de Simone Signoret, à peine sortie des haines mutiques en pleine mutation urbaine du Chat (1971, Pierre Granier-Deferre) de faire évoluer la vieillesse au féminin sous le regard toujours bienveillant de René Allio. Comme dans l’œuvre suscitée, la vieillesse est ici hors norme stricto sensu : telle une Berthe colorisée, à peine plus bavarde mais plus sinueuse, Jeanne navigue entre l’acceptation (de l’autorité maritale ou de la présence aliénante des parents) et le refus de se souscrire, du moins intérieurement, au flux inchangé des jours qui passent. Sa rébellion passe par une sortie psychologique du réel ‑adaptée à l’écran par des narrations parallèles, des inserts de sur-fiction dans la fiction : le temps d’une pensée, Jeanne sort de son corps (et le film de son décor principal, la cuisine) et rêve de grandeur, de violence et d’héroïsme. Elle est châtelaine à Versailles le matin quintuplant ainsi son espace vital ; loin de la soumission affective et domestique qu’elle a intégrée en surface, elle transforme aussi son mari, médiocre petit chef, en croisement d’Emile Loubet, de Léon Blum et de De Gaulle.
Il faut que tout change pour que tout reste ainsi
Tout commence dans les appartements de Madame de Maintenon (le décor surfictionnel), façon pour René Allio de rappeler la tension première de l’image : celle qui accroche l’œil et déroute l’esprit. Quelques minutes plus tard, on comprend que Jeanne, femme de ménage chez les nantis du coin ‑qui ne manque pas de voir en elle une amie mais qui lui font remarquer la moindre poussière‑, est une esclave du quotidien. Elle lave, elle fait la cuisine chez elle et hors de chez elle, et se trouve une autre personnalité dans le rêve éveillé. Le cercle rythmique du film, entièrement construit sur l’alternance des scènes réalistes (et savoureusement moqueuses d’un naturalisme toujours en vogue) et des images fantasmées, se joue des géométries. Si le retour à la réalité est toujours sec chez Allio, les fluctuations du hors cadre montrent bien les fondements de son art. En tout premier lieu, Allio est le cinéaste du dépassement : dépassement des lignes qui fourmillent de détails parasites, dépassement des rôles statutaires, dépassement des cadres classiques de la narration… Au milieu des hommes médiocres (un mari veilleur de nuit avatar du pater familias autoritaire, un beau-fils naviguant entre les séjours en prison et les combines farfelues), la femme reste un pilier d’équilibre dans le réel et une porte vers le rêve. Elle sublime la réalité économique et humaine qu’elle stabilise pourtant, elle repousse les frontières du rationnel tandis qu’Allio explose les normes de la création.
La beauté du geste
Car Allio, comme Jeanne, est un créateur. Filmeur du rythme spontané à la Rozier, du sous-entendu, du geste surprenant dans le naturel comme dans le burlesque, il fait de la mise en scène une incursion permanente dans les strates de l’esprit, passant sans encombre de la peinture d’une classe moyenne en déshérence (on pense beaucoup aux films qui ont suivi de Marie-Claude Treilhou et de Paul Vecchiali) à l’abandon du sujet propre. La fiction comme la peinture réaliste sont là pour être détournés : apparemment maîtrisés, les espaces aussi différents que le Versailles fantasmé ou le deux-pièces coincé au milieu des grands ensembles ne sont jamais circonscrits à l’écran. Surgit toujours un mouvement inopiné, par la situation scénique (un lever du roi qui se termine en réveil bougon du mari), par la parole (qui est, chez Allio, une gestuelle), un cri en hors champ, une sortie, une entrée, un au-delà qui invite et Jeanne et ses observateurs à étendre son champ de vision et de pensée. Plus qu’un simple outil, le cinéma est une évolution perpétuelle, la broderie d’une Pénélope volontairement cyclique.
Sans réelles unités de temps et de lieux, Rude journée pour le reine semble suivre une ambition de déconstruction des genres : le tragique est ainsi systématiquement contrebalancé par son frère jumeau comique, et l’onirisme rappelé à l’ordre par la cruauté du quotidien de Jeanne. Est-elle une rêveuse invétérée ou sombre-t-elle impassiblement dans la folie ? Ce bleu des séquences finales, ombrageux et entêtant, fait-il de cette reine autoproclamée une Lola Montès désespérée ou une Madeleine Elster prête à sombrer ? Le doute est permis, car derrière les fantasmes qui accaparent de plus en plus la narration, il y a la souffrance et l’immobilité, bien réelles : celles de Jeanne qui, après être sortie des rails lors d’une journée particulière, se retrouve au milieu d’une cuisine trop bien connue. Si le jeu et les basculements de tons sont l’apanage et l’originalité d’Allio, il ne faut pas sous-estimer l’ampleur dramatique qu’il parvient à tirer d’un simple geste. La libération de La Vieille Dame indigne se finalisait dans la disparition du corps et l’immortalité de l’esprit de fantaisie et de jouissance. Dix ans plus tard, la libération de Jeanne n’aura duré qu’une journée avant qu’elle ne retrouve ce que seul le rêve peut lui faire oublier.