Que l’on aime ou pas Mel Gibson quand il met en scène (et à Critikat c’est plutôt « pas »), que l’on s’emballe pour ses tours de force de représentation de la violence ou que l’on se braque sur ses hymnes inébranlables à la foi la plus obtuse, il est difficile de ne pas trouver intrigant son choix de sujet pour son retour à la réalisation dix ans après Apocalypto. Soit l’histoire vraie de Desmond Doss, chrétien fervent (adventiste du Septième Jour) et objecteur de conscience pur et dur jeté sur le front de la guerre du Pacifique, où il officia comme médecin et se distingua en sauvant un nombre record de soldats blessés durant la bataille d’Okinawa. Si le sujet intrigue, c’est, avant tout, eu égard à la marque de fabrique qui accompagne désormais son réalisateur, à l’odeur de barbaque humaine et de soufre qui subsiste encore de films comme Braveheart ou La Passion du Christ, et aux contradictions qui devraient a priori apparaître entre un tel tempérament de « bourrin » et une matière semblant appeler un caractère opposé.
Le spectacle continue
Sur son propre cas, Gibson annonce d’entrée de jeu la couleur. Dès la sanglante scène de bataille d’ouverture, il réitère ce pourquoi son cinéma fascine encore certains : une efficacité redoutable à faire d’une violence inhumaine voire grotesque un spectacle sidérant, où la brutalité des impacts et l’horreur des chairs déchirées pétrifient mais ne choquent jamais vraiment, car chez lui le choc prend garde de ne pas se mettre en travers de la jouissance, d’où ici un surplus de chorégraphie esthétisante par le montage. L’humanité fauchée, la perception du temps dérangée sous la mitraille ne comptent guère, seul prévaut la démonstration de la souffrance des boys, moins pour elle-même (quoique Gibson, surtout en tant qu’acteur, a souvent montré un fascinant attrait pour la violence subie par ses personnages) que parce que dans une logique somme toute très hollywoodienne elle justifie l’existence de l’héroïsme, lequel se manifeste dans des morceaux de bravoure parfois aussi grotesque que les horreurs subies par les corps humains (mention spéciale à ce tronc démembré qu’on brandit comme bouclier). On est bien de retour sur le territoire de Braveheart (ralentis et pyrotechnie en sus), mais peut-être surtout sur celui d’un autre film de guerre où Gibson a joué : Nous étions soldats réalisé par Randall Wallace (par ailleurs scénariste de Braveheart… et contributeur au scénario de Tu ne tueras point : on reste en équipe). Dans le film de Wallace aussi (qui se déroulait au Vietnam), le spectacle violent mais académique de la guerre se doublait d’une tentative mal assurée et peu convaincante de nuancer le propos guerrier et patriotique (on se rappelle son hommage bien timide au camp adverse).
Contrastes et contresens
D’où la promesse de la rencontre entre cet entertainment de la mutilation et un personnage aussi contrasté que Desmond Doss, qui a a priori tout pour à la fois complaire aux obsessions de Gibson (car intransigeant dans sa foi religieuse) et les amener à un grand écart (car tout aussi intransigeant dans son refus de prendre part à la violence). À l’arrivée, si cette confrontation annoncée sur le papier s’incarne tant soit peu et éveille effectivement l’intérêt, il s’avère qu’on le doit moins à une personnalité de cinéaste qu’à une certaine méthodologie hollywoodienne. Celle-ci, en cherchant à étayer au mieux son biopic, crée des contrastes et des raccourcis qui souvent affligent, mais parfois interpellent. Ainsi le film se croit-il obligé d’expliquer le comportement inflexible de Doss par une faute originelle à expier (un méchant coup de brique donné à son frère quand il était enfant). Le réflexe de scénariste, un peu lourd, autorise néanmoins le film à conférer au personnage une dimension un peu plus inquiétante qu’attendu en dépit de sa lisibilité extrême : fébrile, malade intérieurement de sa propre posture, laissant paraître en filigrane la possibilité qu’il cède à des pulsions enfouies. Problème : la même méthodologie hollywoodienne exige que le personnage finisse par se comporter en héros des brancards, et ce en se passant de toute ambiguïté.
Si bien que Tu ne tueras point se retrouve étrangement coupé en deux, une dualité qui se confond avec l’ambivalence du jeu de l’acteur Andrew Garfield, sur un mode parfois excessif entre candeur et fragilité, plus ou moins bienvenu au gré des situations. Dans la première partie, les relations de Doss avec sa famille, sa rencontre avec sa future femme, son intégration difficile dans un camp d’entraînement où nul ne comprend son obstination à vouloir aller au front sans prendre un fusil, sont habitées par les tremblements de ton qui font frémir l’assurance apparemment inébranlable du personnage, et on se prend à espérer que la chronique de l’héroïsme pacifique prolonge le récit de cette étrangeté et de cette inquiétude. Peine perdue : dès l’arrivée au front et au feu, il n’est plus question que de la performance du brancardier dont la foi est clairement exprimée comme une alliée (« mon Dieu, faites que j’en sauve plus !»), le jeu de Garfield se met à ressembler péniblement à celui du jeune et intrépide Spider-Man qu’il surjouait dans les films de Marc Webb, et le film se prend même les pieds dans ses intentions de départ en évoquant en flash-back une autre faute originelle de violence de Doss (cette fois envers son père) lourdement redondante avec la première.
Le zélote et le zélé
Plutôt que d’être un énième film de guerre, Tu ne tueras point avait l’opportunité de faire le portrait d’une anomalie humaine au beau milieu de la communion guerrière. Sur ce plan-là, c’est un échec, mais un échec somme toute académique, donc non dénué d’intérêt dans ce cas précis, en ce qu’il permet au moins de recadrer un peu l’aura sulfureuse que les bonnes âmes ont conçues du réalisateur. La posture publique assez extrême de « Mad Mel » (ses prises de position bien à droite, ses sorties alcoolisées d’il y a quelques années, voire le simple fait d’avoir choisi de mettre en scène la Passion du Christ) se retrouve trop souvent projetée par les esprits sur sa posture de cinéaste, alors qu’un tel report n’est en réalité pas si évident. On constate que Gibson a du mal à faire de cette posture un vrai enjeu de cinéma singulier. Si la violence exacerbée de ses films a de quoi mettre mal à l’aise, surtout quand elle est mise en rapport avec la religion, la façon dont il rend le spectacle fascinant relève moins d’une fantasmagorie personnelle que d’un professionnalisme pesant exigeant l’efficacité à tout prix et la caractérisation simpliste — des travers qui ne lui appartiennent pas en propre mais relèvent du formatage de l’industrie, même quand il choisit de filmer Jésus martyrisé à coups de fouet clouté. La brutalité qu’on prête à ses films n’est autre que celle qu’il étale devant sa caméra, pas celle de sa mise en scène qui n’est qu’affaire d’efficacité et ne prend le parti patriotique que parce que c’est la convention : qu’il filme les boys fauchés par les balles ou le suicide rituel d’un officier japonais (un des rares moments, soit dit en passant, où l’ennemi arbore un semblant de visage humain), il déploie la même grandiloquence pataude. En somme, Gibson réalisateur est moins un zélote religieux qu’un zélé de l’entertainment.